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L’apaisement de l’immédiateté se dessine

“J’ai dissipé le nuage qui couvrait tes yeux, afin que tu puisses reconnaître maintenant les dieux d’avec les hommes.” Athéna à Diomède. Iliade, chant 5, 121 chez remacle

L’ensemble des embryons de connaissance1, des configurations possibles non déterminées qui transposent un changement d’état par le biais des relations entre leurs éléments constitutifs, lorsqu’ils s’assemblent en objets cognitifs, autrement dit, quand ils prennent cette forme2, constituent un réel. Celui-ci est tout à la fois vrai et faux qu’il y ait adéquation ou contradiction entre les formes de ces mêmes objets cognitifs. C’est l’expérience la plus troublante que puisse vivre une entité biologique devenue humaine lorsqu’elle découvre ce paradoxe.

La manière dont nous utilisons ces objets cognitifs, par le biais du langage, génère une oscillation partagée entre l’adéquation et la contradiction. La fonction même de la narration sur la connaissance est donc modifiée et soumise à un travail particulier : elle indique d’un tout indiscernable une séparation afin de générer une distinction en repoussant le trouble né de cette impossibilité à faire la différence entre ce qui s’accorde et se contredit. Ce qui se sépare, surnage, se distingue du tout acquiert des propriétés spécifiques. Elles fabriquent des phénomènes réguliers qui prennent l’apparence de la forme qui s’oppose à l’indistinction uniforme du tout. L’indivisible et l’invisible peuvent se percevoir, désormais, par le biais du langage en points de références visibles et perceptibles. Ils le transposent en quelque chose qui transparaît furtivement dans le réel. Ce qui se manifeste par apparitions, à la fois multiple et unique, suggère une série d’articulations entre les phénomènes réguliers lesquels, par le biais des relations, dessinent les frontières, le contour d’un plan qui serait le support de tout cela3.

Les noms reçus en partage

Donner des noms, des mots afin de percevoir ce réel en le distinguant par l’ensemble des formes nommées transmue l’élaboration narrative de la langue qui les fabrique : à partir d’une séparation, nommer permet de faire apparaître une forme dans le langage, mais il manque ce que le mot ne fait pas apparaître. Il ne peut que suggérer, telle une indication, un élément pas vraiment visible, ni observable au premier abord : un embryon de connaissance. Ce manque se traduit, le plus souvent, en une tension qui exerce une direction vers une narration différente partagée entre ce qui est visible et ce qui ne l’est pas. Nommer, permet, en quelque sorte, de reconstituer une image d’une pré-existence antérieure à une entité biologique et lui alloue la capacité de créer une réflexion à partir de ce réel transposé dans une image. Elle lui donne l’impression qu’elle peut, désormais, remonter vers les éléments les plus essentiels, les plus primitifs. Ils forment des nœuds d’embryons intriqués les uns aux autres comme si tout ces objets cognitifs se liaient en un double dessein : une projection graphique et une réalité indépendante.

La structure narrative qui fabrique le connu, généré par cette image, a tendance à se battre contre une organisation ouverte, aléatoire, non prédictible soit en renforçant la clôture de l’ensemble des formes -tel objet cognitif ne peut que s’ajuster mécaniquement et logiquement à tel autre mais pas à celui-là-, soit en limitant leurs utilisations à certains sous-ensembles purement fictionnels -créant ainsi la fonction d’une recherche infinie des ensembles inclus dans des ensembles eux-mêmes inclus dans d’autres ensembles. Ce qui permet de créer une anticipation, de rendre prédictibles les points de références situés dans ces ensembles ; de limiter la création de concepts par une réduction, un assèchement des relations entre les objets cognitifs.

Le réel en superpositions imagées

Avant d’aller plus loin. L’être humain accepte l’idée commune qu’un ensemble d’objets en-dehors de son existence propre attestent de leurs présences par la rencontre de ceux-là et de lui-même. Ils constituent des réalités indépendantes, et, chacune d’elles aboutit à la fabrication d’un monde unique, qu’il soit de nature purement physique ou de nature purement spirituelle n’a pas d’importance puisqu’il ne peut y avoir que cette réalité qui nous traverse et nous transcende. Et la jauge quantitative des références apportée à telle ou telle nature revient à transposer dans ce même réel unique toute la connaissance qui constitue la perception de ce dernier. Ainsi, ce qui sera vrai pour l’un sera illusion pour l’autre et vice versa. La connaissance des réseaux de liaisons entre les objets cognitifs servant à construire une narration impose une image du réel tenue pour vraie.

Cette image du monde veut apparaître telle une représentation exacte de celui-ci. Elle diffuse un savoir muni d’une clarté sereine qui transparaît dans chacun de ses traits aux formes signifiées. Formations de caractères qui décrivent les linéaments d’une histoire en train de se découvrir. Ils composent la projection graphique de l’humaine nature qui se superpose au monde tel qu’il est. Le “ce qui est” devient une expression de l’adéquation entre l’image et le monde. Étrange superposition où deux entités différentes se confondent en une seule et même chose. Elle se doit d’être la plus transparente possible afin de faire apparaître “ce qui est” comme quelque chose d’indépendant de l’image. Et celle-ci, par adéquation, doit être indépendante de “ce qui est” faisant des projections graphiques inscrites sur elle ce chemin de liaison entre l’une et l’autre.

La distinction subtile qu’apporte Humberto Maturana pour changer de regard face à cette image du réel n’est plus d’affirmer qu’il nous contraint, nous, êtres humains, à l’objectivité par la rationalisation de cette dernière : tout ce qui est “adéquat” est donc vrai, tout ce qui ne l’est pas est faux, une illusion. Il suffit de non plus placer le critère de la validité du jugement sur l’image en y plaçant toute la connaissance qui la constitue, mais, au contraire, d’affirmer que dans ce réel l’être humain ou l’entité biologique que nous sommes est incapable de faire la différence entre la réalité et l’illusion, le vrai et le faux.

Lumières furtives

En conséquence l’image de ce réel qui en ressort est fragmentaire, discontinue. Sa composition est fluctuante, incertaine. Elle se compose aussi bien de l’illusion que du vrai ou encore de l’imaginaire et du réel pour s’approcher de la vision Lacanienne. Ce qui place le critère du vrai non plus sur la représentation exacte de l’image qui prendrait l’apparence d’un système complet, adéquat et envahissant, mais dans un ailleurs singulier composé de fragments, de superpositions curieuses oscillant entre le vrai et le faux.

Elle change la nature de l’espace et du temps qui semblent plongés dans une continuité permanente en y introduisant une discontinuité, un changement d’état entre ce qui semble parfaitement continu et l’expérience de l’humaine nature qui n’est que composition de fragments d’espaces, de temps dont la présence prend l’apparence d’un faux-semblant. Le seul accès à la continuité immédiate passe par un étroit interstice, le réel. Par le biais de l’immédiateté, l’être dispose d’un accès directe à la continuité, instant furtif, qui se répète et se déplace infiniment. Il peut ainsi le toucher délicatement sans jamais le saisir. Son apparence est une émotion, le frisson d’un contact avec une permanence qui transparaît simultanément et dans le corps et dans l’esprit comme si l’impression de ce dernier entrouvrait toutes les capacités cognitives de l’être au même moment, au même lieu : il n’y a plus de distinction, de séparation : la lumière retourne à sa source. Mais, toujours dans ces mêmes instants et lieux, lorsque l’être désire la conserver elle disparaît : la lumière est une projection.

Assoiffé par cette frustration, il ne lui reste plus que l’exploration de cette furtivité passée. Il y trouve un apaisement en prenant du recul par rapport à cette expérience contiguë de la continuité. Il saisit qu’il lui est impossible de la retranscrire pleinement alors l’idée d’une représentation qui s’intercalerait entre lui et la continuité jaillit comme un nouveau réel. Elle devient le support d’une expérience novatrice où le chant de l’immédiateté se mue en chant de ce qui s’est passé. Toutefois il ne peut transcrire qu’une infime partie de cet état qui indique le changement du continu vers la fragmentation du passé. Il saisit, avec effroi, que ce qu’il inscrit sur ce support ressemble à quelques formes, traits, points dont l’abstraction grossière met en doute son expérience de la présence aux abords de la continuité. Il découvre la fonction narrative de la continuité qui le renvoie à lui-même tel un miroir qui le sépare, le fragmente du continu tout en étant partie de ce dernier.


  1. voir “L’essence divisée” du texte “les sens divisés”.↩︎

  2. voir “Délivrer le message du continu”.↩︎

  3. Voir “Grammaires primitives” du texte “Asymétrie, Décalage,Forme↩︎