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Changer la configuration d’une chose

Parler d’une chose signifie que celle-ci a été reconnue par l’être qui en « parle ». Il ou elle peut exprimer ce qu’elle est, ce qu’elle n’est pas. Par le jeu des équivalences, des miroirs et des reflets, ce n’est pas vraiment de la chose dont il ou elle parle mais de quelque chose d’autre. Ce « parler » est un glissement qui oscille entre plusieurs distinctions sans pour autant savoir exactement de quoi il en retourne. Il ou elle découvre que cet écoulement de la parole vers une chose ne signifie pas nécessairement comprendre.

Si l’être voit les apparences de ses propres mondes cognitifs qui tendent vers la connaissance d’une chose. Il veut voir dans toutes les choses qu’il nomme ce qui leur est commun. Autrement dit, de la subdivision des choses, il veut retrouver une chose telle qu’elle est. Dans ce qui change continuellement il doit y avoir une continuité pérenne. Pour palier à cette opposition entre changement et continuité , il élabore une idée susceptible de franchir le seuil de l’horizon afin que celle-ci s’échappe de la soumission à la ruine1.

Une nouvelle configuration se met en place. Elle formera un lien subtil, commun entre toutes ces choses. Elle ne se manifeste pas comme les propriétés d’un objet, mais plutôt comme une des propriétés émanées d’une chose qui parviendrait à franchir l’horizon. Elle est telle qu’elle est, sans passer par le truchement d’un masque qui lui donnerait une autre apparence, pour devenir sensible sans jamais être totalement visible. Elle veut devenir autre chose en ce qu’elle renverse, sans parvenir à l’apaiser, ce qui l’oppose et à une chose et aux objets qui attestent d’une chose.

Cette chose si présente et si furtive conquiert une position radicale dans la réalité, elle s’oppose à la matière, au vivant comme éléments séparés et autonomes. Mais elle peut les imprégner afin de rendre sa présence tangible. Elle n’est pas soumise à la ruine des « choses qui sont » tout en n’étant pas une chose complètement en-dehors de « ce qui est ». Cette nouvelle interpolation se constitue autour de significations sans passer par aucun filtre, aucun objet, aucun horizon : une sorte d’échange direct. L’originalité de cette conception est de fournir l’exemple d’une forme de connaissance différente qui ne passerait pas par un cheminement long et complexe d’essais, d’erreurs, d’approximations, d’incertitudes grandes en incertitudes qui s’amenuisent. Il y a comme un désir de créer un court-circuit, d’empêcher l’existence d’une chose et ses configurations multiples en autres choses.

Les configurations d’une chose ne seraient plus floues, approximatives, elles disposeraient d’un lien direct entre ce qu’une chose est réellement et son expression par une quelconque entité biologique. Une raison qui outrepasse la raison. « Tout ce qui est » apparaît comme une construction ordonnée sans illusions et restitue à l’être et à la nature la possibilité d’être une seule et même chose en lien continuel avec cette nouvelle configuration d’une chose. Il n’y a plus de séparés ni de séparations : le réel est continuel, il n’oscille plus entre plusieurs états différents.

Cette conception d’une chose limite l’infini aux seules régions perceptibles par l’être tout en ayant un accès direct et continu avec un infini différent de celui qu’il ou elle percevrait en le déduisant de la finitude des objets. Ce qui ouvre littéralement une autre vision du monde. L’infini, par exemple, n’est plus une mesure entre plusieurs éléments équivalents et leurs contraires, mais désignerait une prégnance permanente pour laquelle les régions perceptibles qui définissent nos limites ne seraient qu’une émanation de ce dernier, une expression physique de ce dernier, un changement d’état non séparé de son élément d’origine.

Cet accès direct réorganise les embryons de connaissance en un monde relationnel continu. Il apporte de nouveaux éléments de compréhension qui modifient la perception même du réel. Ce que nous nommons l’inconscient ne serait plus le siège unique d’une entité biologique seule, mais serait quelque chose qui existerait partout, où toute forme biologique, minérale baignerait constamment dans cet inconscient, où chacune de ses formes se connecterait à ce dernier en devenant un élément tangible et perceptible, susceptible de former un, plusieurs liens capables d’unir, au sein d’une même communauté, différents êtres, différentes espèces et différentes niches biologiques. Ce qui se révélerait, alors, serait une expression propre aux mises en relations existantes et répertoriées au sein de cette communauté. Le langage ne serait qu’un variant symbolique qui ne s’acharnerait plus à essayer de trouver qui du réel ou de l’illusion est le plus vrai des deux. Il ne désignerait que la relation de compréhension entre différentes entités biologiques, minérales. Le langage ne serait que l’instrument d’entités biologiques considéré comme expression de cette mise en relation entre elles. Cette mise en relation qui serait constante deviendrait alors leur langue. Dans ce monde, l’importance du support physique serait amoindrie par rapport au support biologique qui primerait sur ce dernier.

Cet accès direct, comme mode de liaison entre différentes entités, place l’être et l’embryon de connaissance au sein d’une même unité fondamentale émanant d’eux-mêmes et d’une chose. Ils seraient des éléments de compréhension qui s’emboîteraient les uns les autres telles les couches successives d’un oignon, ou encore les sphères concentriques de l’ancienne cosmologie. Cela dit, la distinction serait une des choses les plus difficiles à acquérir et à comprendre.

Il atteste d’une connaissance avant la connaissance désignant un « embryon de connaissance » plus abstrait que sa contrepartie résiduelle dans les « choses qui sont » destinées à la ruine lesquelles ne peuvent exister comme telles que dans le langage fabriqué par une entité biologique. Cette abstraction s’inscrit indistinctement dans toutes les choses comme élément de compréhension qui se situe juste avant l’embryon de connaissance délivrant un accès direct à quelque chose d’autre : un schéma de compréhension dont les propriétés sont des objets schématiques qui peuvent s’extraire de leurs propres organisations répétitives qui s’observent dans plusieurs objets imprimant dans l’entité biologique qui les observe l’idée d’un schéma plus général capable de s’appliquer à n’importe quel objet, et, ce quelles que soient ses propriétés. Ce qui permet d’extirper de cette ruine continuelle qui n’est jamais la même chose la notion de niche2 afin d’en faire un objet spécifique à étudier.

Notes sur l’accès direct

L’idée « d’accès direct » repose sur une double articulation3 qu’il est possible de retrouver dans la philosophie de la parole du brahmanisme classique.

La première articulation s’appuie sur l’idée qu’il existe dans le langage, selon la philosophie du brahmanisme, un concept linguistique sous-jacent qui détermine une identité à plusieurs paroles exprimées. Ce concept prend forme dans cette identité commune qui transparaît dans différents mots. C’est la grande différence avec l’idée d’essence laquelle situe cette identité commune dans l’objet même non pas dans la parole. Patanjali, un des premiers grammairiens commentateurs du Véda, systématisera celle-ci dans le corpus de la philosophie brahmanique et, en conséquence, dans le langage4.

Cette identité commune est une abstraction du langage qui fait ressortir un élément spécifique par le mouvement de ce qui change constamment vers ce qui ne change pas. Ces deux états, ce qui change et ce qui ne change pas, semblent être séparés par une frontière réciproque d’où il serait possible de retirer quelque chose qui passe par ces deux états. Ils échangent quelque chose de perceptible qui n’est ni tout à fait ce qui est fixe ni tout à fait ce qui change. De cette conjonction se construit une configuration propre à une narration capable de voir au-delà des apparences qui se cachent dans les discours et offre ainsi un accès beaucoup plus direct à une certaine connaissance.

La deuxième articulation, la plus limpide dans le choix de ses mots parmi les nombreuses traductions de ce texte, est celle proposée par Edward Conze dans « The large sutra ». Le personnage auquel est généralement attribué le nom de Bouddha constate que la narration atteste que ce qui change constamment dans la désignation des choses est quelque chose d’extérieur. Ce qui s’extériorise peut se modifier par une simple opération logique altérant ce mouvement externe qui tantôt peut être telle propriété, tantôt le contraire de cette même propriété lesquelles sont métaphoriquement nommées « souillures et résidus humains » (p47). Les deux doivent s’annuler parce que telle ne peut être la destinée de l’humain qui souhaite suivre le chemin de la connaissance parfaite. Il en ressort un élément intérieur fixe, non changeant, qui devient plus réel que les formes extérieures elles-mêmes : une sorte de connaissance dans la connaissance et il est émerveillé par cela. « Le sage en question peut alors produire, par cette habile conversion, une seule pensée capable de parler à tous les modes de connaissance (p 48), et, il peut instruire d’une seule voix d’innombrables mondes (p49). » Il est tiré de sa torpeur première et il s’éveille comme une lumière qui éclaire quelque chose de sombre qui, auparavant, était impensable. Ce qu’il voit est la possibilité d’un autre savoir qui peut se propager bien au-delà de la simple connaissance de l’immédiateté quotidienne dont la fin n’est autre que terminer l’aventure du drame humain afin de s’en libérer ; il peut parcourir l’univers et ses milliards de mondes, et ce même univers à l’intérieur d’autres univers, le fameux « trichiliocosm ».

Cet accès direct est donc un moyen pour l’humain d’activer une connaissance qui repose sur d’autres critères que ceux de l’objet et de ses propriétés intrinsèques (direction prise par la philosophie grecque pour aller très très vite) pour aller se nicher dans les croyances où l’objectivité de l’espace-temps est abandonnée au profit de l’expérience vécue du temps-espace et de ses illusions phonétiques liées. Il permet d’éliminer les éléments externes qui en brouillent sa présence à cause de leurs variations continuelles, pour ne voir qu’une seule unité commune à toute chose, et, elle ouvre un accès direct vers une connaissance tout à fait différente de celle qui s’attache trop aux mouvements extérieurs de la narration. Cette connaissance voit, dès lors, par delà les mouvements de la nature humaine, causes de leurs souffrances, ce qui est commun à tout humain mais, aussi, à toute chose, à tout univers. Elle est la source d’une nouvelle forme de connaissance capable d’imprégner bien autre chose que les mouvements extérieurs du langage pour aller au-delà des apparences.


  1. voir l’expression des voiles et la note sur Anaximandre.↩︎

  2. Une niche n’est pas encore une relation spatio-temporelle, mais quelque chose qui s’y rapproche désignant un ensemble de relations cohérentes entre elles.↩︎

  3. Il va de soi que cette « double articulation » repose sur la confiance que je porte sur des traductions venant du sanskrit, une en français, une autre de l’anglais. Il est probable qu’il y ait des écarts voire des contresens.↩︎

  4. Le brahmanisme est une philosophie de la parole védique bien exprimée d’où l’importance des grammairiens, véritables philosophes du langage, qui s’appuient sur l’étude systématique des Védas. Voir « Théorie de la connaissance et philosophie de la parole dans le brahmanisme classique », Madeleine Biardeau, 1964.↩︎