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Les ruines de l’horizon

De l’autre côté des ruines

Les magnifiques objets, vus depuis l’horizon, apparaissent comme les ruines d’édifices cognitifs sacrifiés à l’autel des temporalités. Ils ne sont qu’indications. Avec l’horizon, tout est indications. Signaux d’une connaissance qui n’est pas encore contenue dans son expression. Agonie des savoirs lentement instaurée en signes et symboles avec les âges, avec les usages. Les objets perdent le besoin de retrouver, de retraduire leurs indications ; ils inventent des systèmes de représentations altérés, des limites qui se figent en des lieux spécifiques propres aux harmonies de la désagrégation. Ils se disséminent partout et expriment le nulle part. Ils ne correspondent plus aux équivalences ni aux contenus qu’ils signent ni aux conjonctions du temps et de l’espace. L’horizon puise dans la source même des objets un inépuisable statut de désintégration propre aux chevauchements des signaux : mouvements vers la naissance de voyages aux indications perdues et oubliées. Ombres de la compréhension, ressenties comme un langage qui n’en est pas encore un ou peut-être plusieurs à la fois, ils imitent les contours qui se dégagent en quelque chose d’une véracité approximative, formes d’une représentation plausible, tangible devenant exprimable et sensible.

Solidifier à nouveau

Ces ruines d’objets qui se mélangent entre elles et avec d’autres choses indéterminées, fascinent par leurs poids, leurs contours, leurs densités, diversités et présences. De part la compaction de multiples agrégats, elles portent avec elles la suggestion d’une chose qui s’appelle : elle n’est pas encore un nom, une définition. Elle appelle cet ensemble hirsute, l’invite à le nommer selon l’ordre des compréhensions. À chaque appel sommeille une solidification possible de l’objet. Le palpable résonne de ce contact à mi-chemin entre le nom et l’objet qu’il suggère. Rien ne se définit réellement avec ces ruines jusqu’à ce que le nom leur fournisse la nature de leur présence, une représentation solide appelée à devenir connaissance. De ce nom se cloisonnent la forme et le savoir fragmentés de la ruine pour se construire en un objet lequel contient ce signal cognitif qui se lie définitivement à l’expression. Tout ce qui était possible avant ce nommage s’effrite, s’estompe, se réduit parfois en définitions, en polysémies comme si cet assemblage ne trouvait pas vraiment une forme, mais s’entendait en plusieurs traces : souvenirs d’un monde différent où tout n’était pas encore défini.

Ce moment participe de la rencontre avec le hasard qui, par la convention de nommage, se transforme en liberté de choix d’un savoir imprécis, nourri de précieuses décisions envers son contenu. Toute définition retourne à l’objet afin de renaître, encore et encore, modifiant subtilement la polysémie des noms afin de démontrer la constitution en strates limitées de ce qui s’ordonne par couches successives apparues dans la multiplicité des significations. Tout ce à quoi elles étaient liées se meut, retrouve la constitution multiple de l’état de ruines et redécouvre que ce solide nom n’est que le caractère figé, la fixation d’un langage suggéré qui ne demande qu’à être reformulé. Cette reformulation renvoie l’objet à son propre état d’inachèvement où les ruines s’assemblent et se désassemblent en indications suscitant une participation différente de leurs propres constitutions lesquelles inviteraient à ne plus voir l’objet comme tel, mais comme des codifications d’une nature différente et inachevée.

L’inachevé

Toute ruine contient en elle les opposés, connaissance et ignorance, vrai et faux, jusqu’à ce qu’elle acquière une solidification qui se codifie en un système élaboré avec l’aide du temps afin qu’elle puisse trouver dans l’origine son lieu. Elle dépose une forme abstraite très poussée combinant plusieurs éléments, auparavant traces, de sa propre constitution. Chaque forme de cette codification cherche un nom. Le génie du nommage est de proposer une condensation de tout ce que la ruine est y compris avec sa convention nommée. Entité hybride déplaçant les sens là où l’objet se situe en une présence furtive qui se manifeste instant après instant en un élément possiblement réversible. Chaque forme peut devenir une constante, un invariant, et, peut, aussi, devenir une combinaison de plusieurs choses multiples.

L’hybride inachevé enferme une série infinie de variations comme son contraire, la fixation absolue en une constante figée. Ces séries indiquent à l’objet son «être» par la réappropriation de signaux qui cherchent à reformuler leurs formes. Elles constituent la solidification objective en ce que la réappropriation par l’«être» de la forme extrait une abstraction détachée de toute représentation sensible. Elles enveloppent, à l’instar d’une chose, une matière à saisir, ce que désigne l’objet, en quelque chose qui peut se connaître au détriment de son contraire. Elles gagnent le statut plausible de la véracité par leurs simples présences. Si elles atteignaient leur contraire alors elles ne pourraient retourner vers le sensible, exigeraient que toute abstraction extraite ne puisse se combiner au nom pour signaler un contenu. Elles seraient ruines infinies sans pouvoir frôler le sensible.

Leur «être» exerce une telle pression qu’elles ne peuvent pas totalement être ruines. Ce dernier exerce un «va-et-vient» constant entre l’abstrait et le sensible impliquant un encodage qui se construit presque comme une relation logique : «si une abstraction redevient sensible, se concrétise en un objet, alors l’ignorance préalable qui n’était que ruine, se transforme en connaissance laquelle prend forme en présupposant que sa construction nouvelle est ce qu’elle n’était pas.»

Constructions

Les ruines d’objets forgent les premières représentations un peu à la manière des traces dessinées sur les parois des cavernes : naissances des formes de l’expression où la reproduction se différencie du sensible qui n’est pas encore tout à fait la réalité. Telle est la mesure de la construction qui saisit dans le geste de la reproduction l’espace abstrait qui la sépare du réel. Aucun de ces chemins reproduits, s’ils indiquent la trace de réalités, n’appartiennent au réel. La construction intègre l’encodage qui transforme la perception du réel en la reformulant. Elle saisit l’élément qui fabrique cet espace abstrait lequel se nourrit des séries de variations l’impliquant dans une quasi continuelle modification/reproduction du réel jusqu’à ce que le sens lui apparaisse comme une entité objective qui peut se contenir elle-même comme «sujet de son futur être». Elle ne renoncera pas à installer l’objet au sein de cette abstraction spatiale et cognitive en l’outillant des attributs de la représentation. La mise en place de l’outillage est cette autre étape qui prépare ce que contient l’objet à la représentation à la fois idéalisée et sensible d’un espace abstrait dans lequel planent et l’ignorance et le contenu qui parvient au sens : il met en «forme» un matériau brut en un autre plus affiné. Matrice de la reproduction, elle laisse entendre l’ignorance qui s’accorde au contenu de l’objet laquelle offre à la connaissance le moyen de se relier à d’autres objets au sein d’ensembles, de variations telles des infinies oscillations qui se laisseraient surprendre par la beauté de leurs répétitions.

Ces élaborations rendent manifestent l’espace qui les sépare du réel. Elles deviennent horizon. Elles entreprennent le dur voyage statique de l’expression qui reste à égale distance où qu’elle puisse se situer. Elles désignent, par cette connaissance nouvellement apprise, leurs propres inachèvement qu’elles transmettront telle une angoisse. Cet espace abstrait ne sera jamais le réel, mais son délire, sa représentation signifiée par des contenus qui s’accumulent, se mêlent les uns aux autres. Tout cela n’est que la culture d’un tissage imparfait dont la tache est de dresser sur le réel un voile afin d’en dessiner ses contours puis d’y projeter d’autres graphismes, d’autres gravures. L’espace abstrait qui se nourrit des traces et des projections se charge d’encoder le réel comme preuve justifiant une connaissance. L’équivalence de l’abstraction rejoint le réel afin de s’y confondre. Ainsi deux entités, deux choses différentes se rassemblent et s’accordent établissant un «retour à ce qui lie», à la faculté de reproduire le réel tel qu’il est.

Bâtisses aux usinages façonnés par l’incongru

Depuis des siècles beaucoup espèrent lever ce voile. Mais d’un côté le réel est trop éclatant, brillant pour être vu tel quel ; de l’autre la raison, avec ses ratios et ses comptes, ne peut obtenir que de la quantification et du «il y a» ne sachant que faire du délire inconscient qui l’empêche de tout prendre en compte par le seul raisonnement. Alors l’idée d’aujourd’hui, bien ancrée, est de quantifier non pas les données du réel, mais celles de nos habitudes quotidiennes afin d’établir les schémas prédictifs de nos comportements, et, à travers eux, se dessinera quelque chose de cette réalité qui s’échapperait du réel dont le charme, l’illusion et la tromperie sur sa validité même ne peuvent que renvoyer au délire de l’inconscient.

C’est souligner notre capitulation non seulement devant la complexité du réel, mais, en plus, l’abandon, la fuite face à notre propre matériel inconscient à l’aune de ce qui (se) compte seul. Que le réel et l’imaginaire de l’inconscient puissent se tenir ensemble et former une réalité symbolique aux allures mouvantes et multiples, un océan d’incertitudes qui ne peut pas uniquement se dénombrer, ne peut plus être vraiment entendu de nos jours, et, parfois, s’apparente à l’impensable. Les contes anciens ne servent plus qu’à la fabrication maîtrisée, raisonnée, comptée, comptabilisée et rentabilisée des effets spéciaux : techniques qui prennent lieu et place de l’inconscient et de son réel. Gouverner par la parodie de l’inconscient est bien plus «pratique» que de créer une parodie du réel, l’imaginaire, où pourrait s’installer l’inconscient. L’un se calcule, l’autre pas. Le premier est «efficace et rentable» immédiatement, l’autre il lui faut des dizaines d’années pour vivre et se comprendre individuellement, et, des millénaires pour se saisir collectivement. L’efficace et le rentable ne voient des objets que leurs certitudes comptables ; l’impensable ne perçoit des objets que leurs ruines habillées des traces du réel et de celles de l’imaginaire.