Les chants de l'er|re

«Voici, au milieu il n'y avait point de nombril sur la terre, ni sur la mer ; et s'il en est un, il apparaît aux dieux mais est invisible aux mortels.» (Épiménide)

er|re : «Mets ton esprit là où sont tes yeux, et fait d'eux un miroir pour l'image qui t'apparaîtra dans ce miroir-ci.» (Dante, la divine comédie).

La perfection du monolithe «invariant» est la perfection d'un objet abstrait détaché de toute représentation sensible. C'est aussi sortir la connaissance de sa racine humaine et en faire quelque chose de différent afin de mieux la vivre intérieurement. Ce savoir du «dehors», celui de l’extériorité, cherche à comprendre les organisations qui se configurent en ce monde, en cet univers. Autres à nous-mêmes elles peuvent produire des régularités, et, si «régularités» il y a alors elles sont formulables, transposables selon un système de notation humain ou non capable de transcrire celles-ci avec des chaînes relationnelles. Elles peuvent inclure des systèmes prévisibles et/ou imprévisibles. Le savoir du «dedans» est la connaissance de l'humain qui, d'un langage propre, produit une quantité de systèmes pour dégager, exprimer de multiples sensibilités, des émotions lorsqu’il perçoit dans une régularité quelque chose de si étrange à lui-même qu’il ne peut en faire autre chose qu’une loi, un modèle extérieur qui le lierait à son être intérieur.

L’extérieur enchâsse l’intérieur, exactement comme une grotte enferme le son des mots dans une résonance qui anéantit leur expression et en dévoile une nature différente, l’alphabet disparaît, le son surgit. Retourner à l'essentiel. Ôter l'alphabet de la vocalisation afin de réintroduire une approche plus insaisissable et rechercher dans celui-ci les vagues qui s’échouent sur les parois de la grotte où les mots perdant leurs significations deviennent des significations sans mots. Sortir de cette aliénation où nous passons notre temps à combiner des mots, à essayer de trouver une signification en créant des bribes de sens là où il n'y en a pas, mais là où il n’y a que des harmonies. Mystérieuses parois murales qui recueillent les écritures dans la disparition des sons comme les accords qui se fondent en un tout dans la disparition des mots.

Lorsque je suis arrivé, la vieille bâtisse était toujours là, immobile. Elle ressemblait aux ruines vues dans n’importe quel dépliant touristique. Le jardin apparut quelques années après ma nouvelle arrivée. Tout était en place. Le lieu était tel qu'il avait été décrit dans de nombreux ouvrages sans que personne ne sache vraiment le localiser. Il change constamment d’endroit et de forme selon les années. Et le temps change tout ce qu'il y a de commun à ce dernier. Il faudrait se souvenir de chaque endroit pour chaque époque afin de retracer sa carte dessinée.

Je sais que ce genre de construction est trop rare pour qu'elle soit attestée vraiment. C'est comme si on demandait au hasard de se répéter régulièrement afin de prouver qu'il est bien le hasard. Des personnes espèrent voir dans celle-ci la réalisation du chant d’«er|re», quelque chose à la fois de régulier et d’irrégulier, mais elles errent sans le savoir avec un miroir qui est leur seul et unique guide. L'errance du reflet cherche le «nombril du monde» comme s'il était inscrit sur une carte laquelle indiquerait son emplacement, mais de quel côté du reflet ? Or «l’ombilic» du monde n'est pas un point fixé, le centre de quelque chose. Il se construit comme une résonance, elle s’épanche sur chaque face d’ «er|re» telle une adresse qui indique autant l’extérieur que l’intérieur

Tout est là dans ce miroitement réversible : ce qui est invisible aux intérieurs l'est aux extérieurs tout comme ce qui est visible aux intérieurs est invisible aux extérieurs. Ce qui existe est une mise en images à la frontière apparente du monde.

Je passe d’une époque à l’autre. Je vais aller voir cette vieille bâtisse transformée en musée. Je la connais depuis que je suis dans cette ville. Sa couleur actuelle tire sur le blanc, un blanc légèrement translucide. Sa forme est celle d’un dôme géodésique. Ce qu'il reste de l'ancienne construction ressemble à une tour ou à quelque chose qui s’apparenterait à un cercle.

Plusieurs grosses pierres sculptées ont été posés sur la circonférence de l'ancien cercle. Sous chacune d'elles, une lumière avec une couleur spécifique illumine le sol. Chaque couleur redessine le cercle. Leur intensité varie en fonction de la résonance sonore. N’importe qui pouvait, à la fois, observer la résonance visuelle de chaque pierre en s'approchant d'elles que l’on soit dehors ou dedans, et, écouter les rivages de leurs chants mêlés à nos paroles captés par des micros installés sur et sous le dôme.

En même temps que ces pierres lumineuses résonnaient en parfait accord avec nos paroles et le dôme ; ces dernières modifiaient leurs apparences reflétées. Elles variaient en couleurs intenses et luminescentes d’une douceur quasi hypnotique. Après avoir observé ce phénomène de l’extérieur, je suis entré dans le musée pour écouter les dernières projections de mes propres paroles. Une fois le ticket d'entrée acheté, l'intérieur s’exposait comme n’importe quel musée du monde. La salle centrale était vaste comme la vacuité. Les visiteurs regardaient les deux ou trois films qui expliquaient l’histoire, les histoires de ce lieu.

J’écoutais mes paroles réfléchies à l’intérieur du dôme. J’y voyais toutes mes pensées qui s’échouaient en de magnifiques résonances colorées. Je cherchais une trace, une signature, quelque chose qui me parle de l'extérieur comme une carte qui indiquerait un chemin intérieur, et, il viendrait confirmer toutes les hypothèses que j'avais construites. J’essayais d’obtenir la cohérence du monde dans ce reflet de mes paroles ayant perdues leurs articulations. Comme Dionysos, je ne voyais que ce qui était déjà là, et, ne comprenais pas le sens de cette réflexion.