Du besoin au désir en passant par le caché.

Postulat : Ce qui meut les gens dans une démocratie de masse, ce ne sont pas des choix rationnels afin de satisfaire un besoin, mais des désirs inconscients qui, parfois, peuvent être violents et incontrôlables.

Pour la psychologie de masse, le moi individuel se dissout dans la foule pour laisser apparaître des traits archaïques de l’être humain :

“Par le fait seul qu’il fait partie d’une foule, l’homme descend donc plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé ; en foule, c’est un instinctif, par conséquent un barbare. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs” (Gustave Le Bon, psychologie des foules)

“Les prophètes ne se lassent pas de rappeler que dieu n’exige rien d’autre de son peuple qu’une vie juste et vertueuse, c’est-à-dire une abstention de toutes les satisfactions de pulsion qui sont considérées comme des péchés.” (Freud, l’homme Moïse et la religion monothéiste)

Ainsi s’organise, par les traits archaïques d’une foule toute puissante, la société qui se doit de limiter toutes les satisfactions primitives de la foule par une gestion collective qui invite tout un chacun à s’abstenir de ces pulsions de satisfactions en offrant en échange un système de protection. Pour une société de masse, l’individu n’existe plus, mais ses pulsions primitives sont réelles ; elles doivent être contrôlées, restreintes. Cependant, si elles trouvent une fonction régulatrice dans la gestion de masse, elles peuvent encore s’exprimer individuellement. La société se charge de la protection et de la sécurité en contenant le désordre, mais elle ne prend pas en compte les motivations cachées de l’individu, Bernays l’a bien remarqué :

"Les psychologues de l’école de Freud, eux surtout, ont montré que nos pensées et nos actions sont des substituts compensatoires de désirs que nous avons dû refouler. Autrement dit, il nous arrive de désirer telle chose, non parce qu’elle est intrinsèquement précieuse ou utile, mais parce que, inconsciemment, nous y voyons un symbole d’autre chose dont nous n’osons pas nous avouer que nous le désirons. Un homme qui achète une voiture se dit probablement qu’il en a besoin pour se déplacer, alors qu’au fond de lui il préférerait peut-être ne pas s’encombrer de cet objet et sait qu’il vaut mieux marcher pour rester en bonne santé. Son envie tient vraisemblablement au fait que la voiture est aussi un symbole du statut social, une preuve de la réussite en affaires, une façon de complaire à sa femme.

Ce grand principe voulant que nos actes soient très largement déterminés par des mobiles que nous nous dissimulons vaut autant pour la psychologie collective que pour la psychologie individuelle. Le propagandiste soucieux de réussir doit donc comprendre ces mobiles cachés, sans se satisfaire des raisons que les individus avancent pour justifier leur comportement."

Si les foules sont mues par des traits inconscients archaïques (déraison, irrationnalité, animalité) alors il faut repenser le système démocratique en contrôlant ces mêmes traits inconscients par le biais de techniques de contrôles qui offrent un cadre rassurant à la fois pour l’individu et pour la collectivité. Ce sera le rôle de la politique et de l’état.

Selon le groupe cible auquel vous appartenez, il est tout à fait possible de remplacer Bakounine par Rahan dans la phrase qui suit. Comme l’avait remarqué votre groupe cible, cette question politique de la gestion des masses empêche de voir ce que le terme de masse masque et remplace. Cette “masse” n’est-elle pas une construction prête à l’emploi dont le but est de sacrifier la liberté et les intérêts de chacun, individus, unités collectives (associations, communes, tribus) contre la liberté et les intérêts de tout le monde, le grand ensemble, la masse ? Ce terme n’empêche-t-il pas de voir l’ensemble des petits groupes sociaux lesquels pouvaient agir et se comporter différemment moins abstraitement et plus naturellement ? L’ironie de l’histoire, si on veut, indique que l’idée de ces “groupes sociaux plus petits qu’une masse” sera largement reprise et exploitée par le système marchand avec les groupes cibles et leurs sondages liés tout en vantant leurs libertés de choix et leurs cadres de vie originaux par le déplacement de l’abstraction de l’état et de son contrat social vers l’abtraction d’un système qui capitalise sur son contrat d’achat compensatoire.

Les motivations cachées à l’intérieur du désir d’acquisition deviennent l’objet psychologique des propagandistes lesquels vont s’intercaler entre les individus et la production marchande, expliquant aux seconds les choix inconscients des premiers dans l’acte d’achat :

C’est toute la subtilité du capitalisme fondé sur le désir ; le contrôle peut s’introduire dans l’esprit même de l’individu en jouant sur le rôle qu’il peut obtenir en achetant telle ou telle marchandise qui satisfait un désir par substitution alors que la politique ne peut lui fournir qu’une perte de sa liberté au profit d’une collectivité qui le contraint et le restreint dans ses actes.

Dans une société qui substitue le désir par la marchandise, la consommation devient le moteur central des échanges entre des individu.e.s. La Fabrication de la satisfaction individuelle, par le biais de la gestion du désir marchandé, permet à la société de contenir une partie des forces irrationnelles collectives en contrôlant les foules individuellement. La propagande crée une tension psychologique en transformant les personnes en machines désirantes qui veulent substituer une forme refoulée par une marchandise quelconque et qu’elles obtiendront facilement en l’achetant. Ce qui leur offre une compensation directe face à cette demande.

La compréhension de ce processus psychique devient la clef du progrès économique dans une société du désir. Les produits de consommation ont un double pouvoir : assouvir des désirs intérieurs refoulés et donner aux personnes un sentiment d’identité qui les distingue des autres et qui les intègre à la communauté des autres modifiant la notion même de la vie qui n’est autre que l’expression mesurée d’une valeur.

La question de la valeur est transférée sur l’individu qui l’intériorise comme un élément essentiel de sa vie. Dès que le produit est acheté, il perd ses valeurs d’échange et d’usage qu’il va transférer en un apport psychologique valorisant transformant l’objet marchand en quelque chose d’autre qui le distingue, le personnalise de sa fabrication en masse : il est la propriété matériellle de la personne tout en étant un élément qui décrit et son comportement et son cadre de vie. Une des conséquences est que l’objet acheté peut avoir un effet thérapeutique sur la personne fondé sur le bien-être, la jouissance que lui apporte ce dernier.

Le sujet de l’économie du désir confère au “moi consommateur” une émotion par le biais de désirs individuels satisfaits. Ils remplacent par une pulsion d’achat d’autres pulsions qui ne sont peut-être pas toujours très avouables. L’individu est ainsi rendu docile au sein d’une société stabilisée, mais le contrecoup d’un tel mode de fonctionnement est que l’individu ne peut plus changer la structure de cette société.

L’idée, au fondement même de la démocratie, est de questionner le pouvoir en place. Le principe d’une société basée sur l’économie du désir est de conserver les mêmes structures du pouvoir, les mêmes structures sociales parce qu’elles stimulent la vie psychique et du public et de l’individu. L’acte d’achat se transforme en un support de la psychologie de l’individu parmi une foule. L’anonymat que lui confère une masse se dissout lorsque le sujet se distingue de l’individu par l’entremise d’une chaîne de production qui le valorise. Une telle société tend à rendre toute critique impossible : satisfaire un désir par un substitut compensatoire est quelque chose de positif qui sépare l’individu anonyme du sujet. Qui oserait être contre se manifesterait comme un sujet en-dehors de la norme, n’allant pas bien, etc.

L’événement de la banalité

En occupant constamment le sujet irrationnel par des désirs qui le sont tout aussi, l’idée sous-jacente peut amener à croire qu’il est alors aisé de manipuler les individus en agissant sur des émotions aux contenus irrationnels (comme la peur, le sentiment de sécurité). En tentant de réguler le comportement humain par un effet de mimétisme à l’intérieur des chaînes de consommation, la souffrance de la condition humaine est remplacée par une anesthésie temporaire de la difficulté de la vie : l’acte d’achat devient une sorte de construction sociale ayant pour but de calmer, d’apaiser ces pulsions inconscientes. Il apporte une jouissance qui donne le sentiment de vivre alors que ce n’est qu’une illusion nécessaire propre au contrôle.

L’illusion illustre cela en fournissant une information biaisée sur le sens de la vie alors qu’elle n’est qu’une information sur le sens du contrôle. La consommatrice croit agir librement alors qu’elle a été dirigée dans son acte d’achat. En achetant, elle ou il acquiert quelque chose de nouveau répondant à un acte psychique qu’il ou elle a intériorisé à travers les nombreuses publicités, relations sociales, l’avis d’un expert ou d’un ensemble de personnes qui donnent leurs avis sur un forum à propos de leurs satisfactions ou insatisfactions. Cette répétition d’informations l’influencera jusqu’à ce qu’il ou elle se libère de cette emprise psychique par l’acte d’achat qui confirmera ou non son opinion avant l’achat ou par l’abandon de l’idée même d’acheter ce produit, mais plutôt un autre qui correspondra mieux à ses attentes. Mais la condition liée à la nouveauté pour satisfaire la raison de l’achat doit amener quelque chose qui apporte de nouvelles opportunités pour la personne qui l’acquiert en abandonnant, par exemple, une ancienne version d’un produit devenue obsolète ou inadaptée par une version plus récente.

Dans l’achat est sous-entendue une réorientation vers de nouvelles ouvertues laquelle s’appuie sur une constante destruction de ce qui existe déjà comme un acquis (l’acheté) par le remplacement d’une construction future à acquérir (à acheter). Le passé et le futur sont constamment réduits à l’intersection d’une jonction hypothétique qui se produit dans le présent, le fameux “ici et maintenant”. Ici est le passé, et, maintenant est le futur. Ce qui empêche le sujet de se sentir intégré à une histoire. Des événements seront donc utilisés pour réintroduire une narration qui placera le sujet dans une histoire. Cette histoire sera vue et vécue différemment selon la narration choisie à l’aune de l’événement. Or la nature même de l’événement est celle de la banalité. En conséquence ce sera la manière dont sera raconté l’événement qui déclenchera son intégration dans l’histoire, exactement comme la narration psychologique de l’achat intégrera l’histoire de la consommatrice, du consommateur en fonction de son désir. La marchandise est en soi banale, achétée elle devient un événement qui peut s’actualiser dans l’histoire comme un point de référence.