le caractère concurrentiel de l’image

Marx, dans son célèbre quatrième chapitre, le caractère fétiche de la marchandise et son secret, est en train de découvrir qu’il y a quelque chose d’étrange qui s’ajoute à la marchandise, quelque chose en plus de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, quelque chose empli d’arguties complexes et métaphysiques. N’arrivant pas à bien définir cette chose il utilise la métaphore du hiéroglyphe pour la nommer.

Pour Guy Debord, cette chose étrange qui se surajoute à la marchandise est le spectacle. En ce sens qu’il devient un objet médiateur qui modifie le rapport social. “Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social, médiatisé par des images.” Le travailleur perd la conscience de sa classe sociale lorsque la marchandise lui explique qu’il est un consommateur libre de choisir entre sortir de chez lui avec sa voiture ou de rester chez lui en regardant la télévision, internet. Dès lors la marchandise, le service qui occupe la force de production, la force créative du travailleur modifie, en dehors de l’usine, du lieu de travail, par l’entremise du spectacle, son origine pour devenir l’image d’un nouveau rapport social qui s’intercale entre la personne et sa vie tel un médiateur livrant le sens même de la vie sociale : acquérir un moment de liberté dans ce monde qui l’entrave. Ainsi plus personne n’est véritablement libre, mais bien lié par un rapport social marchand qui le maintient dans un état médian entre liberté (du consommateur) et soumission (du travailleur qui reçoit un salaire en échange de cette soumission et qui lui garantit une certaine liberté de consommation).

Pour Bernays, le rôle de la propagande n’est pas juste d’intervenir sur les prix. La propagande doit instaurer la mise en place d’une véritable concurrence de l’image médiatisée par le biais de la valeur esthéttique.

“En ce qui concerne les arts graphiques et les arts appliqués, la propagande offre aux artistes des opportunités plus vastes qu’autrefois. Pourquoi ? Parce qu’une production de masse exclusivement fondée sur les prix irait droit dans le mur. Les industriels n’ont donc pas d’autre solution que de créer dans de nombreux secteurs des conditions concurrentielles fondées sur des valeurs esthétiques. Des entreprises de tous ordres capitalisent sur ces valeurs ; elles capitalisent sur le sens du beau pour s’ouvrir des marchés et augmenter leurs bénéfices. Ce qui revient à dire que l’artiste a maintenant l’occasion de collaborer avec l’industrie et de cultiver ce faisant le goût du public, d’injecter de la beauté en place de la laideur dans des articles d’usage courant, et d’y gagner par-dessus le marché de la reconnaissance et de l’argent.” (E. Bernays, Propaganda - L’art et la science)

Ainsi il se crée une sorte d’entente tacite entre le public et l’industrie. L’une et l’autre semblent se diriger vers un même but : celui du beau, du bien-être, du développement personnel dont la propagande est créatrice d’une image qui non seulement sert de médiation au sein de ce nouveau rapport social, mais, surtout, veut agir comme la liaison symbolique entre l’industrie et le public. Il ne peut pas y avoir de séparation entre les deux. Mais il ne faut pas être dupe quant au fait que l’information transmise entre les deux groupes est sélectionnée en faveur d’un groupe au détriment de l’autre. Il n’y aura jamais d’information complète puisqu’elle est née au sein d’intérêts privés et elle existe pour servir ces mêmes intérêts.

Cette fragmentation de l’information génère une rupture dans le flot continuel du savoir parce qu’elle ne peut pas constituer une connaissance ni ajouter ou corriger une connaissance afin de l’améliorer. L’information de propagande porte toujours avec elle une rupture de sa signification qu’il est impossible à insérer dans la carte des savoirs. Ce qui oblige beaucoup de personnes, en retour, à rechercher ce manque d’information comme s’il y avait quelque chose de caché, un non-dit qu’il faudrait dire alors qu’elle n’est qu’un message biaisé dès l’origine de son émission. Cette fonction fragmentaire de l’information de propagande est parfaitement limpide sur certains sites webs qui choisissent d’adresser tel ou tel type de message en fonction du profil choisi. Avec les algorithmes de tri des données, il est possible de créer des groupes ciblés en dehors de toute catégorie sociale.

“Il y a tellement de personnes avec des points de vue si différents qu’il est difficile de les atteindre et de les unifier toutes avant de pouvoir faire quoi que ce soit d’efficace. L’unité ne peut être assurée qu’en trouvant le plus grand facteur commun ou diviseur de tous ces groupes, et, il est difficile de trouver un facteur commun qui plaira à un groupe important non homogène.” (Bernays, Crystallizing public opinion, 1923)

C’est à cause de cette difficulté à rassembler tout le monde au sein d’un grand groupe que le besoin d’une image médiatrice vient se poser comme référence pour tel ou tel groupe cible afin de devenir un groupe de contrôle à partir de ce modèle. A la différence des unités collectives de Bakounine, ces groupes qui s’unifient le font par le biais d’une image qui s’intercale entre le groupe et le système de représentation de chaque individu. Un groupe cible ne désigne non pas une unité de connivence idéologique, mais des profils différents qui se retrouvent au sein d’une même famille représentative lesquels vont vérifier, contrôler que le groupe est bien conforme aux informations données par le modèle. Bernays qualifie ce type de domination comme une “unité accomplie” pour les membres d’un même groupe, alors que les opposant.e.s à ce groupe sont vu.e.s comme des “unités désunies”.

L’information fragmentée vogue, dès lors, comme une “opinion publique” (Bernays) qui se propage entre les différents groupes. Elle est le produit stéréotypé des individus qui nourrissent ces groupes de leurs esprits. Si le groupe peut représenter une forme d’inertie, l’opinion publique, elle, est beaucoup plus modelable, modifiable puisqu’elle est, en quelque sorte, la somme de l’expression d’un groupe d’individus. Le propagandiste ou le “conseiller en relations publiques” se doit de saisir cette information stéréotypée qui ne repose sur aucun savoir tangible.

“Le conseiller en relations publiques doit tenir compte du fait qu’il existe de nombreux groupes et qu’il existe une imbrication très nette entre ces groupes. Pour cette raison, il est capable d’utiliser de nombreux types d’appel pour atteindre n’importe quel groupe, qu’il subdivise à ses fins.” (Bernays, crystallizing public opinion)

“Dans la grande confusion florissante et bourdonnante du monde extérieur, nous choisissons ce que notre culture a déjà défini pour nous, et nous avons tendance à percevoir ce que nous avons choisi sous une forme déjà stéréotypée par notre culture.” (Walter lippman, Public opinion).

La communication entre ces groupes différents est l’application concrète d’un langage qui s’appuie à la fois sur l’individu et sur cette image médiatisée lesquels constituent un “pseudo-environnement” (Walter Lippman, Public Opinion) où le contenu du message n’est ni totalement vrai ni totalement faux. Il flotte entre ces deux instances logiques sans jamais trouver une concrétisation réelle, mais qui a un impact effectif dans la réalité du pseudo-environnement parce qu’il émane de groupes d’intérêts qui veulent modifier une opinion par une autre, un schéma explicatif par un autre. Ce flottement permet aussi de joindre et disjoindre des personnes au sein d’un ou plusieurs groupes lorsqu’il est utilisé sous la forme d’un symbole que des individus opposés peuvent entendre selon leurs propres engagements personnels, politiques, etc.

La versatilité d’un tel langage montre la malléabilité de ces messages flottants qui s’adressent à tout ou partie d’un ou plusieurs groupes, en fait à personne. Ce qui emporte l’adhésion n’est donc pas une construction politique pensée, mais un attachement flottant lequel peut varier en fonction d’une situation, d’un moment spécifiques. Le réel se transforme en quelque chose d’insignifiant autant nourri par sa propre réalité que par le pseudo-environnement qu’il définit comme une réalité probable. Il ne reste plus au réel que la fabrication de cette image médiatisée comme langage de la réalité qui s’adresse à un pseudo-environnement (spectacle chez Debord) dont le contenu ne définit aucun réel, aucune construction qui peut penser un rapport social.