le contrôle industriel de la masse

une même métaphore s’érige en postulat :

“La foule est quelque chose de potentiellement redoutable dont le comportement et la psychologie sont différents de celui de l’individu.”

Métaphore qui a pour but de maintenir une sorte de statu quo psychologique : le contrôle de la foule est attribué à un groupe qui vérifie que le comportement de la foule soit adéquat en fonction des schémas existants ou pré-existants. Celle-ci peut déborder les groupes de vérification ou les influencer lorsqu’un schéma, un événement médiatisé par des images, déstructure l’entente tacite entre la foule et l’attribution du pouvoir brisant le lien existant entre ces deux instances : la foule ne peut plus confier son pouvoir et l’attribuer à un groupe de contrôle.

Lorsque cette cassure apparaît, il n’y a plus de schéma qui garantit un rapport de forces apaisé, il y a une demande de conversion psychologique laquelle restructure le comportement de la foule et son pouvoir d’action envers le groupe de contrôle. Le rôle de ce dernier pouvant être remis en cause, il est obligé de s’adapter à ce nouveau schéma afin de reprendre le contrôle en attribuant le pouvoir… à la foule. Ce qui réduit le champ d’expression de n’importe quel parti politique à la fabrication de slogans de conversions qui passe d’un camp à l’autre où la politique a disparu1.

En ce sens, le pouvoir s’échange continuellement entre la foule et son groupe de contrôle. Il est, en quelque sorte, le moyen par lequel cet « échange » s’inscrit dans la durée afin de devenir un marqueur temporel. La « cassure » modifie la continuité temporelle de l’ « échange ». Le groupe de contrôle transfère alors cette cassure de la continuité vers un événement afin de ne pas perdre les comportements de conversion psychologiques de la foule pour l’amener vers une voie de sortie libératrice qui favorisera un retour apaisé du mouvement continue des personnes.

Toutefois certains groupes de contrôle peuvent instiller le désir de vérification sur toutes les strates de la vie individuelle et familiale, faisant de chaque acte de la vie un acte à portée politique, et, en conséquence un moyen de créer une rupture de la continuité. Ce qui redistribue les schémas de pouvoir en tensions psychologiques perpétuelles où il n’y a pas de véritable sortie de crise si ce n’est se convertir à ses schémas (et être accepté au sein du groupe) ou en être exclu (et devenir un ennemi potentiel)2.

Contrôler l’eau de la foule

Cette métaphore de la foule impétueuse trouve des échos lointains avec le texte biblique où la métaphore de la gestion du peuple se confond avec la métaphore de la gestion de l’eau. C’est ce qu’explique le théologien Philippe Reymond dans son étude “L’eau, sa vie, ses significations”. L’eau, quand elle est considérée d’un point de vue militaire, elle est souvent vue comme quelque chose d’incontrôlable, d’impétueux, sa violence la fait déborder de son lit, son vif mouvement fait penser à celui d’une armée en marche. Toutefois, Le mouvement des peuples qui se déplacent en masse d’une ville à une autre ville est comparée au mouvement apaisé d’un fleuve calme. Dès lors l’eau est à la fois un enjeu politique, religieux et économique : maîtriser les flux aquatiques par l’irrigation, canaux, puits, sources mais aussi par des pouvoirs magiques laisse entendre l’expression d’un pouvoir ; ce n’est peut-être pas anodin que le chaos du peuple se confonde avec l’eau comme s’il pouvait y avoir une étroite corrélation entre ces deux flux difficiles à maîtriser correctement, et, dont les débordements peuvent mener à de grands désastres3.

Rien ne peut contenir ni retenir le mouvement de l’eau. Toutefois, une intervention humaine assez habile peut expliquer comment contenir, retenir, diriger, endiguer ce flux :

Par de subtiles interventions, l’humain prouve son habileté à maîtriser ce qui ne peut l’être, et, apporte avec lui l’idée de fabrication et d’utilisation de techniques qui peuvent modifier le cours des choses, ici le comportement de l’eau, et, par métaphore, celui d’une foule.

Les théories de manipulation des masses se définissent par le biais de métaphores pour lesquelles il faut un pouvoir qui la dirige, la contienne, l’influence alors elle sera canalisée ; elle se comportera comme un fleuve calme où il n’y a plus que des échanges entre les peuples des différentes villes. Le pouvoir ayant conquis le fluidité et la mobilité de l’eau de la foule.

Dans son livre Propaganda, E. Bernays présente cette idée du contrôle des foules en deux parties :

La première repose sur le constat historique suivant : “Le moteur à vapeur, la presse à outils et l’instruction publique, ont retiré leur pouvoir aux rois pour le remettre au peuple. (…) l’histoire de la révolution industrielle montre comment la première est passée du trône et de l’aristocratie à la bourgeoisie.”

La seconde : “Aujourd’hui, pourtant, une réaction s’est amorcée. La minorité a découvert qu’elle pouvait influencer la majorité dans le sens de ses intérêts. Il est désormais possible de modeler l’opinion des masses pour les convaincre d’engager leur force nouvellement acquise dans la direction voulue.”

L’astuce principale de cette conception est de suggérer que le contrôle d’une quantité importante de personnes doit se construire, s’établir par le biais de quelques personnes habiles, un groupe de contrôle, lesquelles doivent développer des techniques spécifiques afin de contenir les flux impétueux d’une foule, d’une eau sans contrôle. En même temps qu’Edward Bernays expliquait le fonctionnement psychologique d’une foule, et comment la maîtriser par différentes techniques de propagande afin d’obtenir son assentiment, il définissait les traits caractéristiques liés à l’emploi de son métier de conseiller en relations publiques.

“La nouvelle profession des relations publiques est née de la complexité croissante de la vie moderne, et de la nécessité concomitante d’expliciter les initiatives d’une partie de la population à d’autres secteurs de la société. Elle trouve aussi son origine dans la dépendance de plus en plus marquée des instances de pouvoir par rapport à l’opinion publique. Qu’ils soient monarchiques ou constitutionnels, démocratiques ou communistes, les gouvernements ont besoin de l’assentiment de l’opinion pour que leurs efforts portent leurs fruits, et au reste le gouvernement ne gouverne qu’avec l’accord des gouvernés. Les industries, les services publics, les mouvements éducatifs, tout groupe qui entend représenter un concept ou un produit, un courant d’idées majoritaire ou minoritaire, ne réussit que s’il a l’aval de l’opinion.”

Edward Bernays se place exactement là où Guy Debord expliquait que nos représentations sociales s’éloignaient du réel en fabriquant “des rapports sociaux entre des personnes médiatisés par des images”. Le spectacle est un “instrument d’unification” qui consiste à fabriquer une séparation. Et c’est ici même où se loge la profession des relations publiques, dans cet espace de séparation entre le rapport social et l’individu. Le conseiller en relations publiques, par son activité de séparation, manifeste une modification opérative du réel en faisant apparaître une image dont la valeur symbolique viendra réguler les rapports sociaux entre les personnes par l’entremise d’une marchandise, d’un service, d’une opinion.

“L’automobile incite nos compatriotes à sortir de chez eux, la radio les y retient, les deux ou trois éditions successives des quotidiens leur livrent les nouvelles au bureau, dans le métro, et surtout ils sont las des rassemblements bruyants. Il existe, pour les remplacer, une infinité de moyens de communication, nouveaux pour certains et pour d’autres plus anciens, mais qui ont tellement changé qu’ils en deviennent modernes. Le journal, bien sûr, reste un outil idéal pour la transmission des points de vue et des idées, en d’autres termes pour la propagande.” (Edward Bernays, Propaganda, les mécanismes de la propagande).

une connaissance imagée

La construction d’une relation publique qui fabrique une image médiatisée désigne une différence entre ce qui est proposé à voir et ce qui ne l’est pas. Il faut, alors, revoir notre manière de connaître. Elle n’est plus “saisir avec” ou “lire entre”, mais “quantifier le flux des relations”. Le sujet n’est plus du tout à la même place ; dans le premier cas, il est l’observateur qui voit l’objet et peut en saisir quelque chose. Il crée une distance dialectique dans laquelle il rend possible la connaissance de l’objet. Dans le second, il est plongé dans un espace continuel de relations où chacune d’elles le sépare d’une distance dialectique pour le rapprocher de l’immédiateté du flux. Il en résulte quelque chose de flou qui, jamais, ne perçoit un objet distinct, mais uniquement un réseau de relations continuelles.

Ce qui surnage à la surface de ce réseau de relations ne peut être que l’expression d’une logique floue entre ces mêmes relations laquelle tente de trouver une nouvelle dialectique par l’entremise des données et de ses variations probables. Pour voir quelque chose, il faut des milliers de relations données. C’est toute la différence avec l’objet seul et son espace dialectique. De ce dernier et avec un peu d’habilité, il était possible d’arriver à une forme de certitude ; avec le réseau de relations, la certitude ne s’exprime plus, elle est une variation exprimée en pourcentage: une probabilité.

L’activité même du mot est touchée par cette nouvelle représentation dont l’expression synthétique prend la forme de la “communication” parce qu’un lien, un unificateur doit relier ce réseau de relations médiatisé par une série de phrases devenues, par la force de la probabilité, un atoll perdu au milieu de l’océan économique de la vie du maintenant et de l’hier des marchandises.

“L’accumulation des marchandises” (Marx) contribue à isoler le langage en lui ajoutant des “subtilités liées par des arguties psychologiques” lesquelles défigurent le sens même de sa fonction.

Cette économie de la déformation par la médiation d’un entrelacs de sens multiples et flous est la fragmentation des expressions perdues dans le temps de la parole enchaînées aux limites extérieures des échanges. Le fonctionnement de ces enchaînements persiste dans le langage comme un élément discontinu, impossible à saisir avec la raison. Ils sont employés comme des relations floues, tronquées ayant perdues leurs significations d’objets tout en essayant de s’ajouter quelque chose qu’ils n’ont plus. Encore rattachés au sens par principe d’une hypothétique valeur, ils ne sont qu’une information qui se substitue à une autre information. L’objet de connaissance qui en ressort est un palimpseste continuel qu’il est impossible de comprendre comme tel. Il peut dire, à la fois, une chose et son contraire à l’intérieur d’une même unité de temps. Ce qui va à l’encontre du vieux principe de non contradiction.

Un tel langage ajoute ses informations substituées à un décor marchandé, troqué contre une ambiance qui remplit une satisfaction variable selon l’humeur et l’opinion des unes et des autres. Il consent à se faufiler dans ce décor comme une donnée ajoutée au même titre que n’importe quelle valeur ajoutée.

Dans ce décor d’ambiance, le mot, simple objet de distanciation dialectique, est, peut-être, constitué des milliers de données qui l’entourent, et, pour lesquelles il n’existe aucune dialectique. A défaut de trouver une expression certaine pour l’ensemble de ces données, nous finissons par choisir quelques données qui s’agrègent les unes aux autres telles des graphèmes. Elles assembleraient une forme que contiendrait la signification la plus probable qui surnagerait pour constituer un mot à partir de ces mêmes unités. Il en deviendrait presque regrettable que ce soit la marchandise qui, en jouant le rôle de cette médiation aux contours flous, soit celle qui explique le mieux cela.


  1. Les débats mouvants initiés par Franck Lepage en sont une démonstration effective. En fonction des arguments de conversion énoncés, chacun, chacune restera dans son camp ou en changera.↩︎

  2. voir William Sargant, Battle for the mind et son explication de la chine communiste de Mao Tse-Tung, chapitre Political conversion and brain-washing.↩︎

  3. Chapitre 3, les eaux terrestres.↩︎