Le passage de l’individu à la niche sociale

Pour Herbert Marcuse, l’idée de vouloir contrôler les gens par le biais de la marchandise était erronée. Si l’être humain a des pulsions émotionnelles internes, elles ne sont ni violentes ni mauvaises. C’est la société qui les rend dangereuses en essayant de les contrôler par la déformation et la répression. Autrement dit, il applique les théories de Freud sur la correspondance entre les résidus archaïques individuels et les traits archaïques de la psychologie des foules face à une normalisation sociale tout en oubliant que les individus et donc la foule expriment le même besoin d’être contrôlés.

La volonté de contrôler les individus d’une foule par le biais de la consommation participe à la création d’un monde où ces derniers en sont réduits à exprimer leurs sentiments et leurs identités à travers la production en masse de marchandises ; sans acte d’achat le sujet ne peut exister. Il en ressort une normalisation extrême où l’humain ne peut être que conformiste, réprimé, uni-dimensionnel.

Dès lors il va falloir trouver un moyen de libérer le sujet de la consommation en lui enlevant les contrôles psychologiques lesquels le maintiennent comme un individu atomisé mais pas isolé dans une société de masse. Les contrôles étant induits, implantés par la propagande de la consommation-surveillance. C’est, peut-être là, l’origine de toutes les théories de libération du sujet, de l’épanouissement personnel (voir le fameux institut Esalen aux usa in le siècle du moi). En modifiant la manière d’être du sujet face aux injonctions consuméristes et étatiques, c’est le socle même de la société qui sera bouleversé.

Ce qui est personnel, l’intériorité même, devenait l’expression d’un acte politique par la construction d’un psychisme qui se défend contre les injonctions de la consommation-surveillance. La transformation personnelle allait activer la transformation sociale par la remise en question de l’identité qui était définie par des règles extérieures et qui ont été profondément intériorisées. Le développement du moi intérieur, libre de l’influence et de la corruption de la culture capitaliste s’affirmait comme une alternative radicale. Mais, en enlevant le masque de la consommation, c’est une autre radicalité qui se dévoile : celle du rien, du manque, du vide. A force de déguiser, de grimer, de changer l’identité de l’individu par le biais de la marchandise, il ne restait plus rien au sujet.

Face à ce nouveau danger, la réponse psychologique du système marchand fut tout aussi radicale : l’individu ne voulait plus ressembler à l’autre par un mimétisme d’achat dans une société de masse ; il désirait exprimer sa différence, sa personnalité dans un monde uniforme et conformiste. L’individu était donc prêt à dépenser de l’argent pour dire au monde qui il ou elle était dans une niche sociale qui lui était liée. Et ce qui aurait dû être une révolution politique transformant l’individu consommateur en sujet politique se transforma en révolution sur le cadre de vie.

L’industrie marchande devait, elle aussi, se transformer afin de répondre et satisfaire non pas de simples besoins, mais des manques, des lubies, des désirs individualisés pour des êtres consommateurs ayant trouvé dans le développement personnel une aspiration à vivre dans un environnement conforme à ce qu’ils ou elles sont. En développant un cadre de vie pour un nouveau sujet, c’est tout un monde nouveau qui s’ouvrait. La marchandise vient non seulement combler un désir refoulé, mais elle participe, aussi, à la construction personnalisée de la niche sociale dans laquelle le sujet a choisi de vivre. La marchandise n’est plus simplement un objet matériel, elle peut être dématérialisée que ce soit sous forme de services aux personnes ou par le biais du numérique.

La notion de cadre de vie modifie en profondeur la marchandise. Elle devient quelque chose de diffus, aux frontières floues laquelle va mettre en place de nouvelles valeurs en plus des valeurs d’usage et d’échange rattachés uniquement à la matérialité de la marchandise. Par le biais d’un transfert symbolique, elle apportait quelque chose en plus à l’humain ; elle comblait un attachement compensatoire au sujet qui se distinguait de la foule des individus. Avec la notion de cadre de vie, c’est à l’ensemble du corps de la société qu’elle va ajouter de nouvelles valeurs symboliques : valeur économique, valeur sociale, valeur culturelle, valeur environnementale, valeur artistique, etc. La marchandise n’est plus un objet matériel hirsute qui se surajoute au rapport de force social, et, qu’il est possible de critiquer comme un système indépendant. La matérialité de la marchandise est son leurre par excellence.

Elle s’est incrustée au cœur même du processus social en devenant un élément essentiel de la vie du sujet par l’achat de biens qui ne représentent plus une seule nécessité matérielle, mais une multitude de formes : bien-être, épanouissement personnel, affirmation de soi, de sa vie sociale au sein de niches cibles, etc. L’industrie marchande définit et socialise les lieux de vie des consommateurs comme elle va redessiner la géographie des villes avec ses zones d’attractivité commerciale, ses routes, ses voies de communication et de propagande.

La marchandisation du cadre de vie va englober une très grande partie de toute la vie sociale laissant la vie politique sur ses marges qui ne sert plus qu’à circonscrire des autorisations et des interdits, octroyer des droits ou non en fonction des capacités de l’individu à s’insérer ou non dans ce rapport social de production. Il ne peut plus agir comme un être politique, mais comme un citoyen consommateur contrôleur qui doit se former tout au long de sa vie afin de maintenir une cohésion avec le système marchand qui, de toute façon, avancera, avec lui, s’il accepte de se ployer à son système de valeurs marchandes contrôlées où toute connaissance correspond à un emploi, ou sans lui, s’il lui manque la connaissance de son emploi.

Pour entretenir un tel statut, le citoyen consommateur contrôleur doit se tenir informer en permanence de l’état de la société marchande, à la fois par des canaux d’informations journalistiques mais, aussi, par le biais de catalogues de ventes par correspondance (aujourd’hui ces catalogues sont devenus des sites web). Le dessein de ce statut doit être une sorte de moyenne constante, exactement comme un flux parfaitement ordonné selon des schémas spécifiques lesquels s’appliquent aux différents styles de vie de cette organisation sociale où publicités et études psychologiques vont devenir des outils essentiels afin de maintenir dans le flot marchand toute personne qui s’y rattache. La fragilité de la marchandise, qui est un des ces schémas vus ci-dessus, au cœur de l’expression des styles de vie, lui transfère l’idée qu’elle doit constamment être renouvelée, qu’elle ne peut durer que le temps de sa propre durée.

Cette révolution du cadre de vie reflète les évolutions de la technologie des industries marchandes. Elles impliquent de nouvelles données sociales en modifiant la nature et le rapport à la marchandise en segmentant, divisant sa fabrication et en individualisant sa fabrication en s’adressant à tel ou tel groupe cible de consommateurs. Elle ne pouvait plus prétendre à vendre un panel limité de produits fabriqués en masse pour des classes sociales précises ; elle devait explorer les sentiments, les désirs, les émotions liés à chaque cadre de vie des individus afin de générer de nouveaux panels de produits qui permettront à ces groupes d’individus d’exprimer ce qu’ils pensent être leur personnalité tout en exigeant un contrôle strict de la conformité de leurs désirs qui reflètent leurs personnalité.

Cette palette de nouveaux désirs correspond exactement aux changements technologiques issus de l’ingénierie de la production industrielle laquelle trouvait un moyen idéal de fabriquer une correspondance entre une marchandise et la personne qui l’achète. Ce qui a modifié en profondeur le rapport de l’humain face à l’industrie puisqu’elle devient un élément constitutif de sa propre psyché dont l’ordinateur est le nouvel emblème de ce lien entre fabrication industrielle et expression de la psyché individuelle. Le standard devenant l’élément qui va créer du commun entre les différentes personnes interconnectés par le biais des ordinateurs les forçant à être constamment dans la moyenne des flux continuels d’échanges tout en contrôlant avec sévérité et crainte les malvenus (publicités non désirées, malwares, virus, chevaux de troie, phishing, etc).

Ce qui devait être, au départ, une rébellion contre le conformisme imposé par le consumérisme est redevenu une expression conformiste parce qu’une société qui réduit ses extrêmes par la standardisation aide les individus à être eux-mêmes en leur offrant un confort inédit : le contrôle de leurs modes de vies. Les nouveaux objets marchands expriment un sens aigu de la personnalité. La sensation de pouvoir s’acheter une identité unique (en édition limitée) revient à remplacer l’idée originale où chacun.e était libre de forger sa propre identité. Dans ce marché de désirs illimités, dominé par l’expression du moi/sujet qui se distingue de l’individu anonyme, les produits et services peuvent satisfaire ces derniers de manière quasi infinie : l’horizon de l’économie devient illimité. La conséquence de cette logique est qu’il n’y a plus de société au sens politique du terme, mais une quantité d’individus faisant des choix contrôlés afin de promouvoir leur bien-être et développement personnel tout en étant membres d’une foule où ils acceptent d’être surveillés constamment afin qu’il n’y ait pas de débordements dans le flux d’échanges.

Pour la propagande à la Bernays, la consommation était une manière de donner aux gens l’illusion du contrôle sur leurs vies tout en permettant à un groupe de contrôle de continuer à diriger la société tout en conservant un certain pouvoir. Les individus ne doivent plus se prendre en charge, mais leurs désirs (irrationnels et refoulés) seront pris en charge par l’industrie afin de canaliser ces forces destructrices au sein d’une société standardisée et conformiste où l’individu modifiait son rapport à l’autre afin que le sujet contenu en germe dans l’anonymat individuel puisse s’exprimer comme un acquis développé en lien avec l’industrie marchande. Alors que nous croyons être libres ; en réalité, nous sommes devenus les libres contrôleurs de nos propres désirs. Nous avons oublié que nous pouvons êtres plus que cela, qu’il y a d’autres aspects de la nature humaine.