Je suis partout et même en toi.

Avec de vrais morceaux extraits du chapitre XVI du texte « De la servitude moderne » par Jean-François Brient.

La totalité du système Bernays est de conter l’histoire du langage comme un produit fini et emballé, prêt à l’emploi, qui peut s’afficher dans n’importe quel rayon du magasin marchand et qui s’immisce partout  : “Tu ne peux pas te cacher de moi parce que je suis partout et surtout en toi. Je te façonne comme une pâte à modeler qui te ressemble sans jamais être toi et sur laquelle se pose le prix de mon histoire.” 

Cette totalité-là est bien plus subtile que celle d’un état, l’individu consent à s’y soumettre librement en croyant posséder le langage alors qu’il ne possède qu’une histoire et qu’il a oublié toutes les autres. Il se laisse subjuguer par cette histoire dont il est le héros pitoyable tout en appartenant à un groupe de contrôle qui le représente par divers schémas qui transparaissent sous la forme de stéréotypes.

Le conseiller en relations publiques doit tenir compte du fait qu’il existe de nombreux groupes, et, il y a un enchevêtrement très clair de ces groupes. De ce fait, il est possible d’utiliser de nombreuses cibles afin d’atteindre un type de groupe en subdivisant l’ensemble de ces groupes1. Il y a un danger dans l’utilisation des stéréotypes par les conseillers en relations publiques. C’est de substituer des mots par des actes les démagogues de tout poil dans une situation de relation sociale peuvent prendre un avantage sur le public.2

S’appuyant sur l’ensemble des moyens de communication existants, Bernays diffuse l’idéologie marchande par la définition figée, partielle et partiale qu’il donne des mots. Les mots sont vus sous l’aspect d’un point de vue, extériorité qui propose de multiples raisons possibles qui se lient entre elles. Ces raisons sont autant de fausses relations qui s’attachent au point de vue et fabriquent des consciences sensibles aux moindres significations qui surgissent ici ou là dans n’importe quel discours capable d’emballer les points de vue sous la forme d’une conviction.

Cet assemblage de mots, fait de bric et de broc, donne une direction qui va de l’extérieur vers l’intérieur, du magasin vers chez soi, de ce que je ne savais pas vers ce que je ne sais toujours pas (même si j’ai acheté ce livre qui me l’explique pour la énième fois comme tous les autres qui s’empilent dans ma bibliothèque). Ce dont j’ai besoin est d’un mot qui me relie au monde de la marchandise non plus à ce monde et à moi-même.

Sous le contrôle de ce pouvoir, le langage désigne toujours autre chose que la vie réelle. Il diffuse l’image d’un environnement qui se construit comme une relation de marchandise à marchandise où les mots ne sont plus des entités vivantes mais de simples connecteurs attachés à chaque marchandise qui indiquent une information (le prix, le contrat de vente, les conditions d’utilisation, la manière dont chacun doit se comporter dans le magasin, etc).

Nous vivons, ici, toute proportion gardée, la même contradiction que celle que Platon vivait lorsqu’il comprit que le sens des mots écrits ne parlait que de la relation entre les mots qui s’attache aux mots les rendant inopérants par la même occasion (puisqu’ils ne sont que des objets sans vie dont on parle et qu’on lit), ils n’étaient plus des “êtres vivants” capables d’agir dans l’âme, l’esprit et le corps de l’individu. Il créa un espace de mots diffus qu’il nommait philosophie où tout le monde pouvait espérer connaître la sagesse sans jamais avoir à être sage une seule fois.

Et c’est l’apparence non la réalité du savoir que tu procures à tes disciples, car comme tu leur permets de devenir érudits sans être instruits, ils paraîtront plein de savoir, alors qu’en réalité ils seront le plus souvent ignorants3.

Le système de propagande de Bernays a besoin d’un espace de mots diffus qui met en perpétuelle relation toutes les marchandises afin de produire un savoir qui n’en est pas un. La signification des mots pour la propagande, ce n’est pas ce que dit le mot mais l’évocation de sa relation à la marchandise. Ainsi le mot n’est rien d’autre qu’un support qui a perdu toute valeur sémantique. Il est présenté comme neutre et sa définition comme allant de soi. Dénaturé il peut tout exprimer, être utilisé de n’importe quelle manière faisant de tout le monde une marionnette qui croit qu’elle est en train de dire quelque chose ou qui pense qu’elle pense alors qu’elle est, au contraire, pensée par les mots de la propagande.

Cet espace diffus est avant tout le langage de la résignation et de l’impuissance, le langage de l’acceptation passive des choses telles qu’elles sont et telles qu’elles doivent demeurer. Les mots travaillent pour le compte de l’organisation dominante de la vie et le fait même d’utiliser le langage du pouvoir nous condamne à l’impuissance. Le problème du langage est au centre du combat pour l’émancipation humaine. Il n’est pas une forme de domination qui se surajoute aux autres, il est le cœur même du projet de cristallisation de l’opinion publique.

Pour Bernays, « cristalliser l’opinion publique » c’était surtout transformer une série de jugements individuels, mal définis une forme beaucoup plus cohérente et modelable.4

Parler est devenu pour le système marchand puis par dérivation pour toute la vie publique une manière de modeler et de cristalliser l’opinion par la biais de quelques sujets récurrents en fonction des groupes cibles qui deviennent pour l’occasion des groupes de contrôle. Abreuvé par ces paroles diffuses chaque être humain se confond avec le système marchand dans une même langue. Il ne sait même plus qu’il utilise des sons quand il parle. Il agit comme le système marchand, invente de nouveaux sens, donne des leçons de mots, parle ne sachant plus quoi dire. Et il oublie la base même, les techniques les plus simples qui étaient capables de forger un corps au langage, de fabriquer des lieux communs, de modifier la lumière afin d’obtenir certains effets précis, de changer la fréquence afin d’augmenter ou de réduire le type de connaissances à transmettre. Bref, il a tout oublié. Et le voilà qu’il veut, à nouveau, redécouvrir la parole comme si les milliers d’années qui viennent de s’écouler n’avaient jamais existé.

C’est en cela que le projet révolutionnaire rejoint le projet poétique. Dans l’effervescence populaire, la parole est prise et réinventée par des groupes étendus. La spontanéité créatrice s’empare de chacun et nous rassemble tous5.

C’est par la réappropriation du langage et donc de la communication réelle entre les personnes que la possibilité d’un changement radical émerge de nouveau. Cette méthode de communication réelle entre personnes est connue depuis de nombreux siècles puisqu’elle ne s’appuie pas sur un objet médiateur qui en cristalliserait la forme. Elle a toujours été mal vue par ceux, celles qui détiennent le pouvoir. Elle a été dénaturée volontairement lorsqu’elle est passée sous la signature de la censure des groupes de contrôle, mais elle a aussi été dénaturée dans le monde populaire par le modelage de l’opinion publique à des fins marchandes. Toutefois cette communication directe a été souvent utilisée comme moyen de conversion psychologique par de multiples prédicateurs6.


  1. Edward Bernays, « Cristallizing public opinion », ch 2.↩︎

  2. Edward Bernays, « Cristallizing public opinion », ch 3.↩︎

  3. Phèdre (274e)↩︎

  4. Edward Bernays, « Cristallizing public opinion », Introduction par Stuart Ewen↩︎

  5. Jean François Brient, De la servitude moderne.↩︎

  6. Voir le livre de William Sargant « Battle for the mind » dont les exemples nombreux de conversions psychologiques sont, pour la plupart, tirés de prédicateurs zélés et fins connaisseurs de la psychologie humaine pour obtenir une « libération » de l’esprit par le biais de la religion.↩︎