Créer de l’ordre à partir du chaos

“La propagande ne cessera jamais d’exister. Les esprits intelligents doivent comprendre qu’elle leur offre l’outil moderne dont ils doivent se saisir à des fins productives, pour créer de l’ordre à partir du chaos.”

Ces deux dernières phrases du livre Propaganda de Bernays sont remarquables. Elles terminent le livre sur une affirmation péremptoire à laquelle personne ne semble pouvoir échapper. A y regarder de plus prêt, c’est la reformulation moderne du pouvoir des uns, le petit nombre, contre les autres, la foule, un de nos mythes les plus anciens.

L’affirmation de l’élection du petit nombre contre une foule immense et chaotique est inscrite en lettres gravées dans un livre religieux bien connu : la bible. Notamment dans l’ancien testament avec le fameux passage du veau d’or et de la création des tables de la loi dans l’exode.

Contre le chaos qui est en train d’apparaître au sein du peuple. Ce peuple chaotique qui ne pense qu’à la jouissance, qui se satisfait d’un veau d’or construit à partir des boucles d’oreilles du peuple, censé représenté leur dieu, image trop banale d’un dieu qui ne correspond en rien à la mise en place d’un ordre divin et invisible (Bernays ne cessera de mentionner dans l’ouvrage cité l’expression de “gouvernement invisible”).

Moïse, élu, membre du petit nombre, qui est perché là-haut sur la montagne et tarde à redescendre parmi le bas peuple, est en train de modifier en profondeur le rapport social par la mise en place de lois qui émergent de la pierre gravée afin de diriger le peuple, de le contrôler. Et ceci par le biais d’une écriture qui apparaît alors comme l’instrument même d’un pouvoir qui se contrôle aussi simplement qu’une accumulation de signes. Sa prétention est d’organiser le chaos par un corpus législatif qui s’ordonne en générant un principe de réalité par l’entremise de signes distinctifs afin de contenir, de retenir les envies désordonnées, chaotiques, jouissives de ce même peuple. Ce qui est gravé dans la pierre devient alors la preuve même d’un ordre du réel qui s’institue comme une organisation face à une foule désorganisée, à ses désirs inconscients et brutaux.

Le drame peut se mettre en place comme une logique implacable : en redescendant de la montagne, la colère de Moïse, à l’instar de celle de son Dieu, l’obligera à briser les tables de la loi, à transformer le veau d’or en poudre, à mélanger cette poudre à de l’eau, à faire boire cette eau au peuple, à inviter ses plus fidèles serviteurs à un petit massacre (3000 morts). Alors que juste avant il demandait à son Dieu d’être clément face à l’agitation sociale du peuple au bas de la montagne qui incitait Dieu à une colère dévastatrice. Moïse, ici, lie un contenu émotionnel à la production écrite d’un réel qui transparaît par le biais d’une législation. En agissant d’une manière totalement irrationnelle, il va contenir les débordements de son peuple, et, sceller d’une manière définitive un principe d’autorité sur le réel par l’entremise de l’écriture comme acte fondateur du contrôle qui va régir les rapports sociaux médiatisés par ces signes gravés.

un palais flotte au-dessus des eaux

Un autre exemple de ce croisement entre eau, construction, pouvoir et chaos se niche dans le poème sumérien « Enki à Nippur »1. Le dieu Enki, connu pour son astuce et son intelligence, construisit un palais sur une lagune qui joignait l’euphrate à la mer. De loin, il donnait l’impression que ce palais flottait au-dessus des eaux. Mais, en même temps, cette construction surplombait un fleuve souterrain encore plus archaïque : l’apsu, nappe d’eau souterraine, souvenir d’un temps extratemporel, chaotique (voir les commentaire de Bottéro), Cette bâtisse disposait de bien d’autres attributs. Elle semblait résonner en harmonie avec le flot des eaux, les chants des animaux marins, parfois ces modulations sonores s’apparentaient aux mugissements, rugissements des animaux terrestres. Toutes ces harmonies sonores se fondaient avec les mélodies des instruments de musique sumériens dont il était difficile d’en distinguer l’origine.

L’écriture est absente de ce poème si ce n’est l’écriture musicale prise dans un sens beaucoup plus large. La description de cette relation entre sons/chants de la nature et instruments de musiques suggère l’entente, la découverte d’un paysage sonore voire de la prise en compte d’une écologie sonore qui tendrait à s’organiser en une manifestation aux multiples harmonies dont les résonances s’identifient à une écriture musicale. Bien entendu, à la gloire du dieu Enki.

Toutes ces relations créatives et merveilleuses sont le propre d’un dieu. Mais il faut tirer les fils de ces merveilles pour entrapercevoir un même schéma. Afin de donner corps et substance aux expressions informes du quotidien, puisqu’ils se dissipent au bout d’un certain temps pour redevenir résiduels comme n’importe quel élément du flot continuel de la banalité, il a fallu forger un schéma spécifique qui repose sur un principe métaphysique bien connu : l’existence d’une réalité objective indépendante de notre vie quotidienne et qui constitue un objet à atteindre en retour.

Nous pouvons voir dans cette construction comment l’objet même de l’informe, utilisé comme une donnée résiduelle, est utilisé dans un double sens à la fois de disparition mais aussi de perpétuation de sa présence dissipative comme un fait demandant à être construit par une connaissance, participant du principe de réalité, il se situerait en-dehors de la vie quotidienne. De ce fait l’élaboration de la connaissance ne peut être que continuellement « émise » au cœur même de la banalité afin de perpétuer une construction métaphysique, miroir de ce même quotidien qui lui préexiste.

L’écriture donne forme à l’informe

Avec ces deux exemples tirés de la Bible et des mythes mésopotamiens, l’écriture n’est pas un simple objet factuel ; tout comme la marchandise elle est emplie de complexités et d’arguties métaphysiques. Gravée sur une pierre, elle offre une distinction forte à l’esprit humain qui en déduit qu’il doit y avoir une raison à cela. La pierre, l’objet résiduel, comme l’écriture qui prend forme, sont nourries par une multitude d’interférences entre la forme naissante et l’objet résiduel dont elle s’inspire.

Un bruit continuel est apparu avec de ces deux entités. Une fois dissipé dans le temps et l’espace il lui reste encore un résidu constitué par le bloc de pierre. Ce résidu rassemble encore un ou des éléments essentiels ayant appartenu à l’idée d’une forme naissante et de son expression nommée écriture, une sorte d’hyparxis.

La vie quotidienne constitue notre actualité permanente où toute forme est absente , et, il n’y a que lorsque cette dernière s’entrecroise avec l’écriture qu’elle devient un mécanisme qui produit une forme donnée. Les données ont un besoin continu de produire de la forme en s’interposant entre la vie quotidienne et son actualité permanente. Lorsque notre vie quotidienne est transposée par une donnée en une forme, celle-ci est diffusée telle qu’elle sera pensée, vue, comprise comme ce qui se distingue de l’actualité permanente. Or pour se construire la forme s’inspire de notre vie quotidienne.

Toutefois cette quotidienneté est là pour nous protéger de la forme en transformant toute activité quotidienne en quelque chose de monotone, d’habituelle, de non surprenant bref la vie quotidienne est le flot continuel de la vie qui ne sait pas ce qu’est l’écriture. C’est la forme même de l’écriture qui a besoin de la continuité monotone afin de prétendre « savoir » ce qu’est une forme en substituant chaque bribe de notre vie quotidienne monotone par une distinction qui se caractérise du reste. Elle lui donne une forme et fixe celle-ci comme quelque chose de signifiant, de remarquable par rapport au flot continuel de la vie quotidienne.

Ce qui surgit est, par conséquent, la constitution d’une forme qui s’aventure dans le mythe de l’écriture afin de fixer un moment, une trouvaille, de générer un marqueur temporel.

Une forme ne constitue pas le flot continuel de la vie quotidienne. Pourtant elle tend à s’immiscer dans notre vie quotidienne comme une production du réel qui s’enchaînerait à la continuité du flot suggérant l’idée que cette nouvelle continuité serait une chaîne d’événements séparés à cause de leurs formes. Elles seraient en quelque sorte liées au réel du quotidien par le truchement de cette chaîne d’événements séparés. L’écriture n’existerait que sous cette apparence : un résidu séparé du quotidien, qui aurait la propriété de modifier sa monotonie en offrant un marqueur temporel en ce sens qu’il conserve ce qui le distingue du reste par sa forme donnée.

L’écriture ne peut être une chose banale et toute forme qu’elle fabrique s’interpose comme une séparation entre la vie quotidienne et son flot continuel. Elle a été ôté de sa banalité par la distinction afin de nourrir le mécanisme qui élabore des formes. C’est cette transformation qui lui donne un caractère non banal et ponctuel, parfois extraordinaire, dont beaucoup croient qu’elle est alors constitutive d’une histoire qui se déroulerait sous nos yeux depuis un début jusqu’à une fin.

L’écriture modifie, en retour, n’importe quelle donnée du réel en lui adjoignant une forme spécifique qui modifie, elle aussi, la perception de ce dernier par la personne qui en prend connaissance. Ne comporterait-elle pas en elle-même quelque chose de fondamental, d’essentiel qui serait une des expressions de la vérité sur ce fichu réel qui nous échappe continuellement ? Ainsi l’écriture s’affirme comme un système d’enchaînements de formes qui se distingue d’un continuel continu du quotidien.

Ce fonctionnement quasi autonome, une fois qu’il a été séparé du flot continu, assure son existence comme forme tangible du réel parce qu’il repose sur des fondements considérés comme réels : la forme et son résidu, le substrat (l’hyparxis2) sur lequel peut se distinguer cette forme qui se nomme écriture. La forme qui se dessine capture, par séparation du flot continuel, la destination de son sens comme une fin qui confère au réel, par cette transfiguration, cette transposition, l’élaboration d’un savoir, d’une connaissance.

Mais certains aspects de ce désormais connu peuvent avoir été modifiés par le bruit qui englobe et la forme et son apparition comme écriture. La connaissance ainsi tirée de la forme dessinée peut être différente et générer une variation par rapport à la donnée chaotique du réel redevenant elle-même chaotique. Il n’est pas certain que ce qui est en train de prendre forme soit l’expression même qui ordonne le chaos sous forme d’une connaissance, mais quelque chose d’autre. Il ne reste plus qu’à l’humain la possibilité de canaliser, diriger ce flux afin de le maîtriser à défaut de ce savoir ce qu’il est.


  1. « Lorsque les dieux faisaient l’homme » Par Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer↩︎

  2. L’hyparxis de Damascius n’est pas un archétype. Un archétype est une sorte de schéma, de motif général qui serait commun à un ensemble d’éléments. Par exemple, toutes les toitures reposent sur un même schéma de construction. Dès lors l’archétype de la toiture serait ce motif général lié au principe d’élaboration d’une toiture. Et à partir de là, il serait possible de trouver un autre archétype encore plus abstrait parce qu’il existe d’autres éléments communs : le bois, la tuile,etc. L’hyparxis, elle, repose sur l’idée suivante : la forme qui se distingue de son substrat indistinct. S’ils sont deux éléments séparés une fois distingués ; cette forme et ce substrat appartiennent à une même hyparxis laquelle peut contenir toutes les autre formes possibles ainsi que la forme distinguée. Autrement dit, en nommant, en distinguant une forme, nous fermons l’ensemble des autres possibilités contenues dans son hyparxis. Elle n’est pas, non plus, l’essence de la forme, mais la forme est une des expressions possibles de l’hyparxis. Par une sorte de renversement conceptuel, la forme distinguée serait l’essence, le trait unaire, de l’hyparxis.↩︎