De la projection graphique

Les inscriptions graphiques de Byrne

Lorsque le mathématicien Oliver Byrne publie en 1847 une réécriture d’un des livres les plus connus de l’histoire, Les éléments d’Euclide, ce dernier est vite rangé, classé parmi les curiosités excentriques concernant les mathématiques1 .

Cette version du livre d’Euclide annonce, pourtant, avec une force surprenante, ce que sera le vingtième siècle, ce par quoi ce dernier va se transformer en donnant une toute nouvelle signification à l’image, à la représentation graphique et aux symboles.

O. Byrne souhaite rendre l’approche du livre d’Euclide moins ardue et plus simple en substituant les expressions algébriques par des graphismes colorés. Un triangle rectangle nommé par ses pointes ABC devient une forme graphique colorée. Et chaque forme graphique colorée remplace les opérateurs algébriques dans les démonstrations, les équations. Ce qui transforme radicalement le livre d’Euclide.

« Toute langue se compose de signes distinctifs, et, ils sont les plus adéquats pour atteindre leurs objectifs avec une grande précision et exactitude. Tels sont les signes communs audibles appelés mots ou considérés comme compréhensibles s’ils s’adressent immédiatement à l’oreille, ou par le biais de lettres, à l’œil. Les diagrammes géométriques ne sont pas des signes, mais les matériaux de la science géométrique, dont l’objet est de montrer les quantités relatives dont ils sont les parties par un processus de raisonnement appelé Démonstration. Ce raisonnement a été généralement appuyé par des mots, des lettres et des diagrammes noirs ou non colorés; mais l’utilisation de symboles, de signes et de diagrammes colorés dans les arts et les sciences linéaires, a rendu le processus de raisonnement plus précis et la réalisation plus rapide, ils ont été adoptés en conséquence. […] Les lettres annexées aux points, lignes ou autres parties d’un diagramme ne sont en fait que des noms arbitraires et ils sont représentés comme tels dans une démonstration ; au lieu de faire ainsi, en colorant les différentes parties d’un diagramme, ces dernières peuvent se nommer elles-mêmes, car leurs formes, avec les couleurs correspondantes, les représentent telles qu’elles sont pour la démonstration.2 »

La possibilité d’adresser directement au cerveau un schéma auto-explicatif au lieu de passer par un ensemble de représentations abstraites intermédiaires laisse entendre que la connaissance telle que nous l’envisageons est modifiable avec des motifs dont la précision serait améliorée par des diagrammes de différentes couleurs. La linéarité des signes de l’écriture est abandonnée, dont l’expression essentielle est cumulative, pour acquérir une expression spatiale du savoir. Avec les diagrammes, une « traduction automatique » est assurée par des dessins qui se déploient dans l’espace avec de nouvelles propriétés : formes géométriques, couleurs, non linéarité.

Il y a une proximité évidente avec la création d’une forme de « communication » directe avec l’inconscient non pas en essayant de le diriger à l’aide de signes et de symboles précis, mais en lui donnant la possibilité d’agir avec le réel d’une manière différente. L’expérience offerte par Byrne est une compréhension intérieure directe qui ne passe pas par la surface d’un langage que le cerveau retraduit constamment en expressions inconscientes non linéaires. Ce qui nous oblige à toujours fabriquer une barrière concrète entre le conscient et l’inconscient avec un traducteur qui se place sur cette frontière entre le réel et l’imaginaire et qui se charge de contrôler les expressions de l’inconscient3.

Les inscriptions graphiques de la machine à rêves

Cette idée de communication directe avec la compréhension sera totalement délaissée au profit d’une autre approche de la connaissance laquelle correspondra plus aux us et coutumes d’un langage classique. A mon humble avis, seule la « dreamachine » de Brion Gysin4 perpétue celle-ci.

La dreamachine est une sorte de disque vinyle qui aurait été étendu en trois dimensions. Formant un tube, des trous y apparaissent sur sa surface. Ils représentent, en quelque sorte, des sillons non gravés. Ces derniers sont éclairés par une ampoule qui est plongée à l’intérieur du tube. Tournant à une vitesse de 78 tours par minutes (ce qui était commun pour n’importe quelle platine disque dans les années 60-80). Vous regardez cette machine à rêves les yeux fermés. Vous êtes la cellule phono de cette étrange platine disque. Ces impulsions lumineuses stimulent le nerf optique et permettent à votre cerveau de créer, en réponse, des schémas colorées sans passer par un quelconque langage si ce n’est celui de l’inconscient.

Les inscriptions graphiques du temps

Tout au long du 19e siècle, par le biais d’outils qui généreront des représentations graphiques, la connaissance va acquérir un nouveau statut qui donne aussi bien à voir qu’à savoir. La chronophotographie permet de décomposer le mouvement du corps humain à l’aide d’appareils photos mis en série et qui se déclenchent les uns après les autres. Le polygraphe est une sorte d’instrument de mesure universel, muni d’une membrane de caoutchouc vibrante, les mouvements de cette dernière sont transcrites par un stylet inscripteur qui traduit ces vibrations sur un rouleau en une image des mouvements internes du corps par exemple. Les images de Rontgën permettent de voir à l’intérieur de celui-ci (les rayons X). Le cinéma des frères lumières capture le temps pour le reproduire5.

Le savoir n’est plus une longue et lente méditation à partir d’un langage, d’une écriture ou d’une abstraction mathématique, logique, métaphysique en dehors de toute temporalité (l’inactualité de Nietzsche) ou une communication directe avec l’inconscient ; il se niche, désormais, dans quelque chose d’autre que la technologie est en train de faire apparaître : elle en désigne un nouvel état de celui-ci qui passe par une inscription graphique, une rotogravure. Elle prend la forme d’une « médiation » laquelle distribue une série répétitive de traits, de points dans un espace à deux dimensions. Ils inscrivent continuellement des événements qui se déplacent selon une échelle temporelle. Autrement dit, la donnée prend forme directement avec le temps. Elle en donne une quantification non statique. L’une et l’autre sont intrinsèquement liées. Le cinéma étant l’exemple le plus abouti de cette captation du temps par la quantification des images6.


  1. voir la critique de DeMorgan sur le sujet.↩︎

  2. Page ix de l’introduction d’O. Byrne (traduction personnelle approximative)↩︎

  3. Voir les pouvoire de l’O et Freud Lacan.↩︎

  4. Article wikipedia↩︎

  5. je reprends l’idée générale de Monique Sicard sur l’image partagée entre voir et savoir.↩︎

  6. Voir « cinéma du temps » d’Andrei Tarkovski↩︎