Freud, réinventer la langue

le temps
le temps

Le langage

Freud a réinventé l’alphabet et de ce dernier il en a construit une langue, une écriture : la psychanalyse. Le médiateur principal de cette langue est le psychisme. En révélant l’activité inconsciente du psychisme qui trouve des failles dans l’activité consciente de celui-ci, il place dans son expression le signe lequel est, à la fois, manifeste et latent. Ce signe doit être, dès lors, interprété. L’interprétation du manifeste permet de retrouver le langage « premier, brut », latent du signe. Ce qui est manifesté par la latence de ce signe s’exprime sous divers aspects corporels&nbsp: la gestuelle, le langage, les rêves. Sachant que ces manifestations «&nbspextérieures » en sont ses déclinaisons «&nbspintérieures », comprises comme racine du signe, elles se transforment en une langue cachée, incompréhensible. Il faut, alors, analyser leur contenu.

Ce langage est bien plus complexe que celui de simples lettres abstraites, détachées de tout lien et représentations. C’est le cas de notre alphabet actuel, chaque lettre est détaché de tout sens, toute signification en dehors du son seul et de sa forme. Or il n’en est pas de même pour la langue de l’analyse puisque ses «  lettres », dont les manifestations en sont une forme signée par l’individu, sont constamment liées, attachées à une organisation psychique laquelle se meut dans le temps à travers une histoire faite d’oublis, de souvenirs et de présences. Elle est une langue à la fois ouverte et fermée, au sens hermétique du terme. La traduire revient à retrouver la racine des déclinaisons de cette dernière révélant, aux yeux et aux oreilles et de l’analyste et de l’analysant, le sens caché, premier d’un message à la puissance parfois inquiétante et/ou surprenante.

Comme tout alphabet annonçant une écriture et sa langue, ses lettres sont finies, déterminées ; ses déclinaisons en formes de phrases et d’histoires sont infinies. Leur source est dans le psychisme humain, dans l’expérience même de l’individu. Dès lors, elles ne peuvent être étudiées qu’au cas par cas. La nature de l’expérience psychique étant propre à chaque personne. Ce qui veut dire : chacun de nous possède une trace de cette langue mais sans en connaître le sens, la signification véritable. Elle est, paradoxalement, une langue de l’autre jamais de soi quand bien même nous pouvons en avoir une intuition. En outre nous lui conférons une allure symbolique, allégorique, métaphorique parce que nous la pressentons comme réelle et présente ; ce «  je ne sais quoi » qui est enfoui en nous-mêmes. Elle mélange, condense, dilate, cristallise une série de faits en une forme aussi simple qu’un lapsus ou en une forme plus compliquée comme la névrose. Or comme nous ne savons pas exactement d’où vient son langage, ce qui le constitue nous avons besoin de «  spécialistes » pour le comprendre, l’interpréter afin de « le » trouver et pour «  nous » re-trouver. Ce préfixe “re”, miroir et réflexion et répétition.

L’expression interprétée de ce langage du psychisme est le schéma primitif, basique, d’une expression commune, issue, fabriquée par notre système biologique, d’une tension qui nous tire vers le langage. Le système biologique, le vivant, prend conscience de lui-même au travers d’une série de répétitions, d’échanges continuels avec le tout cohérent qui le constitue et l’environnement dans lequel il est plongé. Or nous n’avons presque plus conscience de celui-ci étant donné que notre volonté de connaissance “sociale” gomme, plus ou moins bien, son existence, sa réalité. Freud nous a, en conséquence, et, peut-être, livré le secret qui se cache dans toute langue, dans toute écriture, dans toute expression. Son origine biologique qui a trouvé dans le psychisme un moyen de synthétiser son expérience en la transformant en une nouvelle série d’échanges et de répétitions que nous nommons langage de l’inconscient lequel nous pousse à agir en fonction des besoins naturels physiologiques. Ce qui va permettre le passage, petit à petit, d’un langage unique de manipulations vitales vers la construction d’un langage plus complexe, composé et fabriqué.

Il transforme ce désir d’expression vers le langage, sorte de langue universelle et individuelle, en une autre langue, en une autre écriture en la réinventant et la réadaptant à notre modernité. Exactement comme les anciens ont fait en essayant de trouver une traduction de cette langue, de ces langues des mystères. Tout comme Moïse, qui, lui aussi, à ré-inventer une langue, celle du divin, qu’il fallait transmettre et interpréter. Le feu divin qui tend vers la langue mais n’en est pas une ; Moïse en interprète l’expression comme une langue mais, encore trop proche du divin, il ne peut la parler clairement ; Aaron la transmet comme savoir. Freud ramène le sentiment métaphysique de la croyance divine vers une expression d’une langue qu’il faut interpréter et comprendre à l’aune du psychisme de la personne qui l’énonce. L’invention de la psychanalyse est bien plus qu’un simple outil de travail et d’analyse, elle donne le sens même de la nature humaine, de sa dignité non plus en s’élevant vers un Dieu quelconque mais en abaissant son regard pour se voir soi-même comme entité spécifique aux profondes racines biologiques.

Cette langue du paradoxal s’explique ainsi : à l’instar du feu divin qui ne différencie pas ce qui est dit de ce qui est manifesté, l’analyste (Aaron), l’analysant (Moïse) et l’analyse parcours un même chemin de traduction mosaïque par le biais du transfert : l’un écoute ce que l’autre dit sans en avoir conscience : " J’ai perdu ma langue », l’autre lui répond : « voici ce qu’elle dit ». Ils se voient comme des formes identiques aux expressions pourtant différentes. Paroles, dires, phonations, gestes, se rendent mutuellement compréhensibles sans pour autant qu’ils soient clairs et limpides. L’analyste, tout comme l’analysant, ont besoin de retrouver la manifestation de ce qui ne s’exprime pas de manière évidente. L’analyste interprète la manifestation de ces signes, il en établit le sens inexprimable en révélant à l’analysant l’existence de ce signe manifesté.

La transcription de cette « langue » propre à l’individu parce qu’elle en est son mécanisme, son fonctionnement, en une écriture fait de l’analyste le révélateur, celui qui établit le lien entre l’indicible et le dicible. L’analyste retranscrit ses analyses en une écriture de synthèse par le biais de ces expériences. Autrement dit : il reconstruit, à chaque fois, le mythe d’une langue indicible mais décelable par ses expériences analytiques. Il sait qu’il touche quelque chose qui ne peut s’exprimer, et, pourtant, s’il peut en dire quelque chose, il ne pourra jamais dire ce que cette langue perpétuellement reconstruite est. Pour cela, il faudrait que nous abordions de manière radicalement différente ce que nous entendons par langage.

La plus curieuse utilisation de l’analyse est de réduire celle-ci au cadre unique de la pathologie comme si l’expression non manifestée de l’être ne pouvait être qu’une pathologie du psychisme, un dérèglement de ce dernier.

Si la réduction à la pathologie ne servait pas de masque critique à la langue de la psychanalyse alors il serait possible d’étendre son utilisation vers d’autres chemins de perceptions parce qu’elle ouvre une brèche dans le langage qui contient, sa propre destruction, non pas uniquement une blessure narcissique comme on lit trop souvent. Et c’est peut-être cela qui fait le plus peur… Freud est, peut-être, sa propre victime en faisant de sa découverte une médecine de l’âme (ce qui est totalement compréhensible en soi) ; mais cela fausse toute l’originalité d’une telle œuvre. Il a très bien « senti » le malaise général créé par notre utilisation du langage laquelle s’immisce dans tous les interstices de nos vies personnelles et sociales en fabriquant une société où les schémas comportementaux défigurent la racine biologique de l’humain en attirant son psychisme vers des gouffres qu’il est difficile de guérir, et pour cause ! Ce qui l’a, peut-être, indirectement conduit à réduire le champ de la psychanalyse dans ces domaines.

La psychanalyse est le signe d’une terre inconnue du langage lequel annonce la modification radicale de notre perception du monde, étape peut-être décisive. Et c’est qui la rend aussi attirante que détestable.

Le rêve

Cette langue qui nous sert de support, qui « nous » parle est liée, dans sa profondeur la plus profonde, à la nature biologique de l’humain. Elle transparaît presque parfaitement dans la relation amoureuse où le corps participe d’un véritable langage et phonétique et sensuel. D’ailleurs Freud explique très bien ce rapport entre sexualité et début du langage. Se crée une connaissance de résonance où chaque élément du vivant entre en relation avec l’autre de manière récursive et continuelle afin de développer la transmission et l’apprentissage d’une langue secrète qui se crée par elle-même à la fois éprise du langage mais aussi d’autre chose. Une langue qui n’est plus détachée de toute relation au réel mais attachée aux relations des émotions qui se nouent dans et avec le réel. Langage de signes à l’instar des anciens idéogrammes et autres pictogrammes : tourne, tourne, sol, tournesol.

Les images muettes de la préhistoire ne nous informent pas d’une éventuelle phonation d’icelles. Il y aura une langue dès qu’un alphabet sera reconnu comme tel, dès que le signe autorise sa relation entre le son et l’écriture : accord empli d’harmonies. Pourtant ces relations harmonieuses ne sont pas suffisantes pour Freud. Il voit qu’elles réduisent, par leurs présences mêmes, les multiples possibilités de production/émissions sonores, écrites, gestuelles. Il faut quitter cette persuasion d’une langue aux signes qui entrent en relations parfaites et harmonieuses, transformables et interchangeables à souhait. Le langage est une illusion et sonore et écrite identique à l’illusion d’optique.

Le rêve est le parfait exemple de toute cette construction illusoire d’une harmonie prétendue. La psychanalyse affirme que ce qui est conscient n’est que la partie visible d’un ensemble beaucoup plus vaste appelé l’inconscient (Freud). Que cet inconscient est structuré ou s’organise comme un langage (Lacan). L’un des aspects remarquables de l’inconscient est qu’il ne connaît pas les catégories que nous connaissons, pour lui tout est “réel” en quelque sorte, que ce soit un fait imaginaire ou vécu. Ils s’organisent de la même manière. La différence qui existe entre ces deux points est l’histoire que nous en faisons, que nous racontons. Cette histoire, nous la nommons parce qu’il y quelque chose qui doit se dire pour détacher de l’inconscient ce que nous faisons. Ce que nous détachons de l’inconscient, nous affirmons qu’il est, en partie, le réel ou, au mieux, une partie de celui-ci. Mais, il faut se rappeler de l’énigme des enfants qui ont annoncé la mort d’Homère, lors de son retour chez lui :« nous gardons ceux que nous n’avons pas trouvé et avons rejeté ceux que nous avons trouvé. »

Dans le rêve, le langage est éclaté, déchiqueté, le sens éparpillé, ramassé, condensé, dilaté, recroquevillé, cristallisé, sublimé, concentré ; l’alphabet est aussi bien composé de lettres que de bribes d’images, de sensations assemblées comme des puzzles dont le sens ne nous est jamais clair ni évident. Tout ce qui se produit, la nuit, dans le cerveau, démonte, détricote tout ce qui se fait le jour et en conscience. Chaque nuit, le rêve nous le dit, nous indique la direction : aller au-delà de tout langage, de tout alphabet, de toute langue, de toute connaissance. Le rêve est l’auteur, le créateur de nombreuses transmutations, accompagné en cela de son ami l’inconscient, ils enlèvent la forme connue des lettres, de l’alphabet et de ses abstractions, pour aller encore plus loin ; là où nulle connaissance ne va ni peut aller. Et, chaque matin, nos rêves nous surprennent toujours un peu parce qu’ils disent bien des choses que nous n’exprimons pas.

Ils nous aident à voir des mondes inconnus, fabriqués à partir de fragments que nous connaissons déjà : mondes où tout est à découvrir et pourtant, déjà vu. Ils transportent la pensée comme une imagination pure démultipliant les significations. L’inconscient capte différentes images temporelles tout en jouant de variations infinies et fabrique des espaces où plusieurs histoires se croisent à l’intérieur des rêves. Langages à l’intérieur du langage qui le modifient avec ses multiples niveaux d’interprétations, de compréhension et de perception.

Métalangage qui développe une beauté grammaticale dont les phrases prennent leurs sources en de multiples séries de sensations. Les rêves ne sont pas qu’un symbole à interpréter. Ils délivrent, avec la temporalité, un schéma saisissant et du monde et de la personne. Ce métalangage de l’inconscient se transforme en une série d’univers qui parlent et nous parlent. Par ces transformations successives, au cours des rêves, puisque l’inconscient n’est ni le réel ni le vivant, mais son expression, il s’occulte lui-même. Il ne peut s’enfermer dans une structure finie à cause de ses infinies variations, il ne peut se localiser en un endroit précis parce qu’il n’est pas ne peut être un langage, une langue. Il en prend les formes parce que notre cerveau ne connaît pas autre chose. Les tentatives du rêve pour se localiser lui-même en tant qu'expression de l’inconscient au regard de l’être l’humain, tel que nous l’entendons, s’entourent de problèmes quasi insolvables. Il ne peut que se manifester comme “rêve”, lui-même métalangage de l’inconscient.

L’inconscient rencontre sa limite propre à l’intérieur du vivant et ne peut l’exprimer qu’à l’intérieur du rêve. Dès lors, son analyse est le seul chemin qui lui ouvre la porte de l’autre monde, celui du vivant. Mince filet de lumière pour lui, véritable porte ouverte sur l’inconscient pour nous ; l’interprétation analytique est donc la première étape d’un passage qui doit trouver une expression commune : celle de l’inconscient qui n’a pas d’autre moyen que le langage, pour trouver sa présence or comme l’inconscient n’a pas appris notre langue comme nous, nous l’avons apprise, il la transforme en une correspondance différente. Il parle le langage du vivant, de la biologie qui n’en est pas un mais utilise les variations de l’expérience humaine pour tenter de trouver une traduction possible.

La relation née entre le langage et l’inconscient désigne un agencement particulier du vivant lequel provoque une modification d’envergure du langage qui le renvoie à ses propres faiblesses élaborées par l’être qui le génère. En effet, une langue composée uniquement de lettres abstraites et détachées de tout sens n’est peut-être suffisante pour prendre l’ampleur de ses capacités expressives et créatives.

L’inconscient nous demande, par le biais du rêve, s’il peut y avoir des illusions pour une réalité qui n’existe pas ; s’il peut exister un langage qui soit autre chose que ce que  nous en avons fait. Il modifie totalement la perception du réel. Il nous est presque impossible de le transposer dans notre culture, dans notre réel de manière directe.