Lacan, la parole est un langage

Notes de lecture au texte « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » in Jacques Lacan, Écrits 1, points psychanalyse

Lorsque Lacan découvre, dans les textes de Freud, qu'il faut revenir à la parole pour dénicher son langage, il parcourt le chemin de cette histoire humaine qui lui fait dire que la parole est un langage dont le symbole est son unité fondamentale et sa valeur sémantique. Il englobe l'existence humaine et prend la place d'une direction qui n'oriente jamais, d'un sens qui ne donne jamais la direction, d'une indication qui ne signale jamais là où il va mais qui construit un environnement métaphorique où le symbole peut placer dans cet environnement tout ce qui est vrai comme tout ce qui est faux et, ainsi, donner une histoire à l'individu.

« Les symboles enveloppent en effet la vie de l'homme d'un réseau si total qu'ils conjoignent avant qu'il vienne au monde ceux qui vont l'engendrer « par l'os et par la chair », qu'ils apportent à sa naissance avec le don des astres, sinon avec les dons des fées, le dessin de sa destinée, qu'ils donnent les mots qui le feront fidèle ou renégat, la loi des actes qui le suivront jusque-là même où il n'est pas encore et au-delà de sa mort même, et que par eux sa fin trouve son sens dans le jugement dernier où le verbe absout son être ou le condamne, – sauf à atteindre à la réalisation subjective de l'être-pour-la-mort. » (in p158)

Le symbole pour Lacan est donc une chose qui est non seulement abstraite mais aussi concrète.

Mais il voit que cette langue, laquelle oscille entre deux mondes, veut se délier du symbole alors que la parole cherche à relier le symbole au langage. Cette double fonction ne cesse jamais de jeter des ponts là où il est possible de le faire, entre parole et langue, invitant l'humanité à fabriquer des outils spécifiques lesquels arrivent à connaître par la raison le réel lorsqu'ils se délient du symbole et trouvent par la raison l'imaginaire lorsqu'ils se relient au symbole.

Le langage dit une chose dans le réel mais en dit une autre dans l'imaginaire. Ce réel dit ce qui n'a pas été mis de côté (le refoulé) alors que l'imaginaire exprime, à juste titre, ce qui a été refoulé ou mis de côté. L'être, en ce qu'il est conscience, s'organise à l'intérieur de ces deux mondes pour lesquels il vit et place sa vie. Le monde réel est le moyen où il entre en contact avec l'autre tout en disant que ce qu'il n'a pas mis de côté ; le monde imaginaire est le moyen où il reconstruit le monde réel à partir de ce qu'il n'a pas dit. Ces deux mondes ne possèdent pas d'autonomie propre, ils sont dépendants de l'être qui leur confèrent une histoire.

L'acte symbolique du langage s'exprime dans un monde ni réel ni imaginaire, il s'adresse perpétuellement aux deux, dans un entre-mondes où le réel et l'imaginaire coexistent. Ce qui poussera l'humain à affirmer, grâce à cette sublime intuition, que le monde est illusion. Et dans cette illusion, il faut chercher, trouver ce qui est vrai. Depuis lors il ne cesse de chercher et de trouver les moyens de séparer le réel de l'imaginaire, de « dé-symboliser » l'illusion fondamentale en autant de langages possibles et différents aux mots toujours en quêtes de définitions afin de savoir ce qui est vrai, ce qui est faux et ce qui ne mène nulle part, l'aporie.

« Il faut de même écouter le brouillard qui couvre à présent ton âme, après quoi l'on te donnera les moyens de distinguer le bien du mal ; car maintenant tu ne me parais pas en être capable. » (Socrate in Second Alcibiade).

Le symbole confie aux mots utilisés qu'ils ne sont pas autre chose que ce qu'ils sont : des propriétés inappropriées à la description du monde symbolique d'où cette conclusion que l'illusion est plus réelle que le monde lui-même. Cela signifie qu'une description peut exister sans le mot dans un rapport de perception et de relation non verbaux. Ce nouveau mode de perception des relations qui se différencie des mots semble posséder plus de réalité ou convient mieux à la description du réel.

Ainsi apparaît un autre mot et une autre langue, non modifiés par l'illusion que forge le symbole comme une destinée. Ils ressemblent à une pure propriété refermée sur elle-même, allant d'elle-même vers elle-même. Sa réalité est conçue comme quelque chose de séparé de toute symbolisation. Sa présence effective devient une réalité intrinsèque, non illusoire dont l'expression est tout extrinsèque. Ne possédant pas le sens du symbole, elle ne peut que transmettre que ce qu'elle est en elle-même, percevant sa présence qui part d'elle-même et retourne vers elle-même telle une sorte d'entité absolue. Cette pure propriété lui est donc nécessaire comme une référence ultime sur laquelle il peut s'appuyer sûrement tandis que tout ce qui sera déduit à partir d'elle sera contingent, exprimera une différence avec des propriétés multiples.

« De ce que nous disions tout à l'heure, qu'il fallait rechercher d'abord l'essence immuable (la chose qui reste la même). Or au lieu de cette essence immuable, nous avons cherché ce qu'est chaque chose en elle-même, et peut-être cela suffira : car nous pouvons affirmer qu'il n'y a rien de plus maître de nous-mêmes que l'âme. » (Socrate in Hippias Mineur)

Cette entité absolue manque à la psychanalyse parce qu'elle n'est qu'un cheminement qui oscille entre réel et imaginaire, la parole est devenue une langue dont l'expression symbolique se développe dans le temps. Mais le temps de l'analyse est un temps qui n'existe pas dans le temps, il est en-dehors du temps tout en étant une création temporelle inventant, créant son propre temporalité. Cet événement forge un univers qui est lui-même l'univers Freudien de l’inconscient et du conscient dont la temporalité qui s'y exprime n'est pas linéaire mais cyclique, répétitive, récursive et alétoire. Cette préhension d'une temporalité non linéaire élabore les prémisses d'une perception primitive des relations logiques que l'analyste peut voir si le sujet se prête au jeu de l'analyse.

Mais Lacan sait que cette tentative de mathématisation, de faire science, n'est pas vraiment possible dans le cadre de la psychanalyse quand bien même l'analyste serait un observateur. En travaillant sur les conditions constitutives de ce qui pourrait faire de la psychanalyse une science, il voit les psychanalystes comme des « praticiens de la fonction symbolique ». Il leur est difficile de trouver un fondement aussi pur et abstrait que ceux qui existent avec la logique ou la philosophie parce que les métaphores employées par cette langue symbolique sont trop ancrées dans l'histoire de l'être et son environnement proche (sa langue, son corps, sa vie, ses inscriptions, ses oublis, etc) lequel est constitué et par le réel et par l'imaginaire et par ce qu'il met de côté ou non. Il vit dans un entre-mondes que nous aimons nommer « illusion » or ce qui doit faire science ou philosophie ne peut se fabriquer à partir de l'illusion, mais des prémisses primitives qui s'expriment dans une temporalité afin de créer des « mécanismes d'observations qui génèrent une représentation adéquate comme critère de validation de ce qui est affirmé être une science » (Humberto Maturana). Si le travail analytique ne peut mener à la science, il peut, au mieux, mener à la sagesse.

Tout cela serait presque parfait, entendu si le sujet ne venait pas s'en mêler, à son tour, en tentant d'objectiver son discours, en essayant de faire lui-même une science de son propre langage lors de la cure analytique.

« Le troisième paradoxe de la relation du langage à la parole est celui du sujet qui perd son sens dans les objectivations du discours. Si métaphysique qu'en paraisse la définition, nous n'en pouvons méconnaître la présence au premier plan de notre expérience. Car c'est là l'aliénation la plus profonde du sujet de la civilisation scientifique et c'est elle que nous rencontrons d'abord quand le sujet commence à nous parler de lui : aussi bien, pour le résoudre entièrement, l'analyse devrait-elle être menée jusqu'au terme de la sagesse. »(in p 161)

Cela revient à questionner une chose indéfinie sur son origine exacte. Elle ne saura répondre. Elle se sait présente parce qu'elle se souvient de son inscription dans un monde non pas comme « chose » car elle ne connaissait pas de langage qui puisse la nommer. Elle est une luminosité dont les rayons remontent à leur source. Une chose préexistante au langage sans pouvoir se définir. Mais lorsque le langage intervient pour lui donner consistance et forme, elle disparaît à ce même moment pour devenir autre chose.

Tout cela n'est pas dit en vain même si Lacan prend de nombreux détours avant d'arriver à la conclusion finale de son texte. Il ne se tourne plus vers Freud cette fois-ci, il termine son texte avec un retour vers les écrits de l'Inde védique sans pour autant aller plus loin. Les théories linguistiques et grammaticales de l'Inde ancienne sont, parfois, très proches, de ce que Lacan et Freud ont pu dire. Ainsi, à titre d'exemple, pour le grammairien Bartrhari, le sens d'un discours ne vient pas du locuteur mais de celui qui écoute. Les mots énoncés ne servent que de stimulus afin de révéler, de faire découvrir le sens qui est déjà présent dans l'esprit de celui qui écoute. Autrement dit, le langage utilise la parole pour révéler à l'autre non pas ce qu'il est train de dire, mais ce qu'il ne dit pas. Il n'y a que l'autre qui peut l'entendre. Et c'est cela le plus important : le langage est un langage de l'autre alors que la parole est une expression de soi.

« L'inconscient est cette partie du discours concret en tant que transindividuel, qui fait défaut à la disposition du sujet pour rétablir la continuité de son discours conscient. (…) Aussi bien lui obéissons-nous en rejetant en effet la faute sur le verbe, mais sur ce verbe réalisé dans le discours qui court comme le furet de bouche en bouche pour donner à l'acte du sujet qui en reçoit le message, le sens qui fait de cet acte un acte de son histoire et qui lui donne sa vérité. » (p136)

Le langage dans l'Inde ancienne est une parole active et dite, un champ opératif symbolique qui fait du monde un vaste poème où tout est mot, phrase, sens, signification qu'il faut comprendre, décrypter, analyser pour voir ce qu'il contient en son sein : l'être revêtu d'une histoire à la fois commune et individuelle, personnelle et familiale, réelle et imaginée dont la temporalité lui donne sens sous la forme d'un symbole.