Nam Shub, Présentation

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Présentation

Au cœur de l’oralité, le langage se construit et se déconstruit continuellement. Certaines de ces destructurations linguistiques sont bien connues comme la langue de bois, la novlangue ou encore le langage «corporate» des entreprises, les mots/termes déclencheurs du monde associatif, etc.

Cette destructuration du langage codifie le sens de telle sorte qu’il ne puisse être compris que par une personne ou un groupe spécifique. Elle sert non plus le langage, mais son identité. Ces manipulations directs du langage me rappellent les Nam Shub sumériens.

Nam Shub

Le Nam Shub est une expérience de destructuration linguistique et cognitive très ancienne. Une vieille histoire remontant à l’époque Mésopotamienne attribuait au dieu Enki la création et l’utilisation du nam-shub1. Le nam-shub d’Enki est un court texte qui repose sur deux principes : 

  1. Une histoire qui a pour but d’amener à une désintégration littéraire.
  2. Une incantation rituelle qui a pour but de détruire toute forme de compréhension linguistique.

La personne ou le peuple victime d’un nam-shub perdait sa langue, ce qui la fondait, pour devenir autant de langues, de langages désunis et incompréhensibles. Ces textes pouvaient aussi être considérés comme mortels. Il semblerait que ce concept se soit propagé au cours des siècles exprimé sous différents thèmes, textes voire mythologies et autres textes religieux2

Pour comprendre d’une manière basique un nam shub, il faut connaître les concepts fondamentaux de l’écriture Mésopotamienne ; ceux que j’ai retenus d’après mes lectures des livres de Jean Bottéro3.

Les premières formes de l’écriture sont attestées dans la région de Sumer puis l’écriture s’est développée dans toute la Mésopotamie :

  1. La première étape de l’écriture sumérienne a d’abord été un simple travail de retranscription schématisé des choses du réel sur divers objets comme les vases. Simples dessins stylisés évoquant, rappelant une chose réelle. Petit à petit les artistes commencèrent à aligner plusieurs de ces schémas stylisés sans syntaxe, grammaire ni ordre logique. Seul l’auteur qui en connaissait le contexte était capable de les déchiffrer et d’en rendre le sens particulier.
  2. La seconde étape est une amélioration de la première. les dessins stylisés deviennent de véritables pictogrammes qui expriment des idées. Une autre évolution s’ajoute à celle-ci. Si les pictogrammes expriment encore des choses réelles, ils sont aussi des mots qui désignent ces choses prononcées sous forme de monosyllabes.
  3. La troisième étape a surtout tourné autour de la distinction entre les pictogrammes/idéogrammes et les mots afin de clarifier le sens, chaque dessin, à la fois idéogramme et mot, bénéficiait de polysémies multiples qu’il n’était pas toujours aisé de dissocier sans signes additifs ponctuant les pictogrammes/idéogrammes.

Il ne faut pas oublier la forme particulière de leur écriture qui impliquait de nombreux sens possibles et invitaient donc à l’écriture, la lecture de jeux de mots volontaires ou non. Un nam shub peut être considéré comme un texte jouant avec la complexité d’une telle écriture. Ce sont dans les tablettes divinatoires où sont attestés les jeux de mots par assonance, similitude entre le nom et la chose réelle.

Deux mots distincts exprimant deux choses différentes mais qui se recoupent en un mot différent grâce à leur assonance, un peu comme “tourne” et “sol” qui peuvent former le mot “tournesol”, mais pourraient aussi suggérer, par exemple, une direction ou une autre action si on prend les mots «tourner» et «sol» au pied de la lettre. La difficulté de compréhension d’une telle structure de langage ne fait aucun doute.

Textes énigmatiques

Pour Samuel Noah Kramer les nam-shub étaient associés à une catégorie plus générale : le caractère énigmatique d’Enki. Ces derniers, une fois lus, empêchaient le lecteur de les lire à nouveau par la création (?), l’utilisation (?) d’une information (?) ou d’un paradoxe (?) qui bloquait, littéralement, le cerveau du lecteur à l’intérieur d’une impasse qu’il lui était impossible de décrire puisqu’il avait perdu toute capacité de décrire linguistiquement ce blocage. Ce qui amenait à une destructuration du langage et l’apparition d’autres langues. Pour Samuel Noah Kramer, le nam-shub d’Enki constitue une version primitive du mythe de Babel4

Cette expérience littéraire est particulière. D’un point de vue linguistique, elle détruit la faculté de comprendre ou rend le lecteur, la lectrice du nam-shub incapables de résoudre un paradoxe qui lui donnerait, par exemple, deux ordres contraires en même temps et les mèneraient vers une sorte de folie, de coupure entre une signification qui indiquerait quelque chose et une autre qui viendrait déstructurer ce que cette première signification est censée désigner.  

Cette impossibilité de parler correctement d’un texte rend l’expérience du langage complètement inappropriée. Il n’est plus possible de partager un savoir en utilisant un langage. C’est aussi souligner qu’un langage, uniquement composé de mots et de concepts, aussi développé soit-il, est incapable d’embrasser des perceptions plus profondes qui rattachent ce dernier à la difficulté de leurs transcriptions linguistique.

Il suffit de modifier légèrement un texte, d’apporter un nouveau sens ou de restreindre ce dernier pour transformer la nature de celui-ci en un  « autre » avec lequel une identification sera rendue plus complexe. Le texte pourra être lu dans n’importe quel sens, appliqué selon la compréhension des uns ou des autres, il aboutira toujours à la négation de l’identification, dont il devrait être l’objet même. Un texte avec lequel on ne peut s’identifier est la destruction même de ce texte.     

À l’aube des premières écritures la séparation entre le langage écrit et l’oralité marque une scission si forte, une expérience traumatisante telle que l’écriture enlèvera, à jamais, mais sans totalement y parvenir, le fond sonore, musical sur lequel reposait tout langage. Même lorsque nous lisons un texte, nous entendons encore une voix lire ce texte comme si nous avions jamais cessé de nous séparer de l’oralité, de la musicalité du langage rattaché au plus profond de notre expérience organique5.


  1. Samuel Noah Kramer, John Maier : Myths of Enki, the crafty God, Oxfors University Press, 1989

  2. Il y avait, à l’époque, un site web, en langue anglaise, qui répertoriait les différentes incarnations du Nam Shub au fil de l’histoire, mais ce dernier à disparu depuis longtemps.

  3. «Mésopotamie, l’écriture, la raison et les dieux», Jean Bottéro, Gallimard 1987, et, «Lorsque les dieux faisaient l’homme», Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer, Gallimard, 1989/1993

  4. p88 du livre cité en note 1.

  5. Voir «The singing neanderthals», par Steven Mithen.