Les fossoyeurs-nettoyeurs de la réalité et du matériel

image d'illustration

Nettoyer la matérialité du réel

2008-08-29

Autrefois, j’ai eu l’occasion de m’occuper, assez naïvement, d’une «pension de famille» jusqu’à ce que j’ouvre les yeux sur la réalité d’une marchandisation du sommeil. J’ai, alors, pu observer cette interface étrange entre personnes fragilisées perdues, associations d’insertions, «marchands de sommeil» et ma personne qui, régulièrement, nettoyait ce qu’il ne fallait pas voir afin de «pouvoir relouer» du sommeil.

Matérialité d’un système1

Nous critiquons la marchandise, le système marchand sans savoir ce qu’ils recèlent dans leur matérialité. Dans la gestion de nos relations à l’objet nous remplaçons ce dernier par un autre à condition que celui-ci soit capable de devenir autre chose.

Il doit être recyclé, c’est-à-dire devenu obsolète par usure ou par pourrissement organique, il ne peut rester comme tel, un déchet. Il doit disparaître de notre regard mais aussi de son encombrement pour devenir autre chose et cette chose «autre» le rend, à nouveau, supportable. Le désir d’un objet marchand est un artifice bien connu ; sa vie réelle est de toujours être supportable, de ne jamais être quelque chose d’insupportable dont la présence nous renverrait directement à l’échec du système à l’intérieur duquel nous vivons.

C’est aussi dans des lieux cachés au regard angélique du monde où s’échouent les plus pauvres que la preuve de l’échec du système est encore plus flagrante. C’est dans ces lieux, où les objets inutilisés, rejetés, exclus comme les humains qui vivent avec eux, où se cristallise une forme de l’abject que le cynisme moderne retourne contre ces objets et ces personnes. L’entassement des uns et des autres en un lieu spécifique qui n’arrive pas à disparaître, mais reste là comme une question sans réponse nous force à essayer de comprendre, d’élaborer une réponse afin de déculpabiliser les victimes de ce modèle de cynisme abject.

De quelques éléments anodins qui façonnent notre perception du monde

L’atmosphère de notre maison n’est vraiment respirable que si les fenêtres sont fermées, qu’un parfum désodorisant et désinfectant vienne remplacer l’odeur et le parfum dans lequel nous baignons constamment2. La cigarette nous protège de la puanteur des villes en réduisant nos capacités olfactives et gustatives ; nous sommes prêts à risquer une maladie plus grave pour ne pas avoir à sentir l’odeur du monde.

Ces masques nous sont vendus avec bonheur et même vantés comme produits aux vertus multiples dont la principale est de rendre meilleur l’environnement dans lequel nous sommes plongés en transformant nos capacités olfactives, gustatives, digestives, audibles, etc.

Une partie de l’industrie de notre monde s’est donc chargée de la fabrication de ces produits de substitution. Les parfums sont considérés comme quelque chose de particulièrement subtil puisqu’ils sont des produits haut de gamme ; les désodorisants accroissent artificiellement nos fonctions organiques, et transforment nos corps en de meilleurs réceptacles que ne le sauraient être le simple corps naturel. Ce degré de sophistication gène certaines personnes et revendiquent un retour au naturel. Contre le surplus de saveurs, de parfums un certain retour au naturel, à une certaine forme de pureté (non artificielle) est désirée et pousse ces personnes vers un discours écologique.

Tout cela est si évident, si normal que personne n’en perçoit le fonctionnement original, ce n’est que lorsque nous sommes confrontés à une situation extrême que nous finissons par connaître ce malaise continuel de notre société. Quels sont les indices qui pourraient donner signes, qui avertiraient de ce malaise ?

Il faut aller dans les méandres de notre monde et observer quelles sont les propriétés que nous léguons aux objets et celles que nous ne souhaitons pas leur attribuer.

De quelques propriétés qui nous mènent du monde vers l’immonde

L’humidité est une propriété ambiguë parce qu’elle dispose de deux perceptions distinctes : celle de la propreté (dans le cas de l’eau, solvant naturel dont on se sert pour laver le corps humain, mais aussi tous nos objets) et celle de la saleté (eau qui tarit, liquide gras qui tache). Lorsque l’humidité dure, s’installe c’est l’effet inverse qui se produit, l’humidité acquiert une nature ressentie comme insalubre. Elle se mêle à d’autres éléments et en modifie l’aspect ou génère des moisissures ; elles indiquent une imprégnation constante et/ou régulière.

L’accumulation est aussi sujette à caution, d’ailleurs dans notre monde tout doit être en perpétuel mouvement et rien ne doit s’accrocher, ne doit rester quelque part. Une accumulation tolérée est la collection d’objets divers (collection de livres anciens par exemple), une accumulation rejetée est celle de la poussière qui doit être enlevée régulièrement ou encore d’objets qui ne nous servent plus, que nous jetons dans une poubelle prévue à cet effet.

La stagnation indique que le mouvement des diverses liquidités que nous utilisons s’estompe et commence à posséder de nouvelles propriétés adhérentes lorsque ce dernier est absorbé et retenu par un autre élément ou lorsque l’évier est bouché par l’accumulation des divers détritus qui ne participent plus de l’écoulement continu, et, s’entassent quelque part dans la tuyauterie. Des odeurs particulièrement dégoûtantes apparaissent, s’installent et nous avertissent de cet état de stagnation. On utilise des produits décapants très puissants afin de faire disparaître, de détruire cette forme de stagnation. Tout doit s’écouler continuellement afin de n’être jamais une même chose. Les liquides doivent retrouver instantanément leur vertu non adhérente. Même la graisse adhérente d’une huile doit pouvoir disparaître et ne plus faire office de quelque chose qui s’agrippe à autre chose.

La fraîcheur est un élément essentiel de notre perception des aliments que nous prenons. Il n’est pas toléré qu’un aliment ne soit pas frais, d’ailleurs un système de péremption des aliments a été mis en place afin d’indiquer la durée de fraîcheur au-delà de laquelle l’aliment se transforme et devient impropre à la consommation. L’aliment en question se décompose, change de couleur. On dit qu’il pourrit.

Les immondices reflètent un cran de plus, pire que les précédents puisqu’elles sont le mélange des propriétés vues ci-dessus : humidité, accumulation, stagnation, pourrissement. Elles forment, à elles seules, un stade de la transformation « naturelle » qui déforme tout ce qui avait une forme précise (un objet aux vertus apaisantes, capable de rendre beau celui, celle qui l’utilise) pour en fabriquer un autre qui n’arrive pas à sortir de sa gangue ; retour à l’informe par le biais d’un effondrement qui ne se renouvelle pas.

Dans les interstices de la société

Nous passons notre temps à nettoyer ces éléments immondes, incommodes et pestilentiels ; nous les faisons disparaître à l’aide de produits qui les dissolvent, les réduisent à néant en démêlant ce qui a été mêlé au cours de cette transformation qui les avait solidifiés en objets rebutants. A nouveau désagrégés, fondus, rendus à l’état de poussière liquide ils peuvent retourner à la fluidité du monde des échanges continuels. Ils cessent d’être visibles, d’encombrer notre regard d’un sentiment étrange que quelque chose ne va pas, qu’un processus « non naturel » est en cours. Ces immondices qui persistent par leur accumulation, il faut bien faire quelque chose pour les dissimuler à l’intérieur d’un contenant qui les évacuera : une tuyauterie, un sac poubelle. Cachés dans les interstices de notre société, ils se transforment en changeant d’états. Ils sont acceptables et acceptés tels quels temps qu’un système ou un produit assure leur transformation perpétuelle.

Ce ne sont là que les indices d’un malaise plus général et c’est en allant au-delà de nos propres conventions, en allant voir du côté de la marchandisation du sommeil, où se louent des appartements ou des chambres d’infortunes à toute une population qui ne doit pas être vue de la société « normale » que se cache ce qui se dissimule et s’évapore derrière les façades d’immeubles anodins.

Marchander le sommeil

La porosité de ces échanges entre personnes fragilisées, associations d’insertions et « marchands de sommeil » arrange beaucoup de monde :

Ces petits arrangements semblent fonctionner pour beaucoup, et, ce genre de marché de dupes est plus ou moins bien toléré. C’est ainsi qu’une grande partie de la pauvreté et de la misère est gérée en silence. Les façades des immeubles sont lisses, les quartiers plus ou moins propres mais à l’intérieur, c’est autre chose. Et nous verrons tout à l’heure de quoi il s’agit.

Revenons à la façade. Si la société assure toujours un sauvetage de la façade dans quelque circonstance que ce soit ; ce qui se passe à l’intérieur réellement, là, peu de personnes ne s’en occupent. Lorsque vous louez des chambres, des appartements à des personnes cassées le résultat premier est qu’elles cassent aussi l’appartement où elles vivent. Elles cassent vraiment tout et quand il s’agit de toxicomanes, c’est encore pire.

Les « marchands de sommeil » savent que le local loué est un lieu de passage dans tous les sens du terme. Ils acceptent, à priori, que cette chambre, cet appartement soient détruits, pas toujours, mais il y a une forte probabilité. Pour la personne en situation d’insertion, le passage dans ce local a été une des nombreuses étapes vers une forme de re-socialisation, mais ce qu’un ancien locataire laisse dans cette chambre est quelque chose d’insupportable. Et cette chose-là, ce n’est pas l’association d’insertion qui le gère ni la société d’ailleurs, mais le nettoyeur de ce malaise. Ce qui est laissé est une sorte de mal à l’état brut parce que, pour celle-ci, il n’y avait pas d’autres moyens que de laisser en cet endroit la cristallisation de quelque chose déroulé en un temps donné.

C’est à nous, les fossoyeurs du malaise de la civilisation, que revient le mérite de nettoyer tout cela pour assurer la propreté du monde ainsi que la pensée moralisante qui choisit toujours le camp du bien pour sauver la façade… On nettoie, on enlève le « mal », le « malaise de la civilisation » laissé à l’état brut caché à l’intérieur, dans les immeubles de la gestion de la misère. Nous, les effaceurs temporaires de ce malaise, gardons, en nous, une amertume, une forte amertume ainsi qu’une odeur désagréable d’avoir remué avec nos mains ce malaise réel que notre civilisation refuse de voir où qu’elle soit, dit plus prosaïquement : nettoyer la merde des autres. Lorsque nous traitons ces déchets, ces immondices, c’est à ce moment-là que nous comprenons la vraie violence de la société, de ce monde.

La saleté de notre société est immondices et puanteurs, nous passons notre temps à retraiter ces déchets, ces détritus. Déployez votre regard et posez-vous les bonnes questions quand vous passerez dans des quartiers qui alignent des vieux immeubles. Posez-vous la question de savoir combien de personnes pauvres sont parquées officiellement dans ces endroits et qu’elles n’ont pas d’autres moyens pour gérer leur mal être que de détruire l’environnement où elles vivent, elles-mêmes détruites par la société qui les rejette et ne veut pas les voir.

Ces personnes sont laissées à l’abandon, dissoutes dans les méandres d’une façade sociale qui ne connaît pas de solutions adéquates. On veut bien admettre que psychologiquement cela ne va pas, mais nul ne creuse plus loin. Alors essayons de commencer à creuser.

Un fragment de marchandise qui reste

Si je m’appuie sur les personnes les plus cassées pour illustrer cette démonstration ; ce n’est pas pour les comparer à une forme abjecte que l’on ressentirait à la vue de l’abjection soulevée par les immondices traitées plus haut. Et pourtant, c’est bien la première chose que l’on repère, l’odeur, comme si elle devait être la marque de fabrique du rejeté au même titre que les déchets qui s’accumulent, stagnent et s’imprègnent d’odeurs (on ne parle plus de parfum) que l’on finit par rejeter aussi dans un ailleurs pas toujours très compréhensible, une canalisation qui évacue vers des égouts extérieurs ou un sac poubelle que des éboueurs se chargeront de faire disparaître. Le rejeté, l’exclu, quant à lui, disparaît dans d’autres méandres et interstices douteux, toujours sombres et proches des égouts, se recouvrant de cartons usagés comme s’il ne pouvait y avoir qu’un seul destin que nous assignerions symboliquement aux objets et aux personnes rejetés : la disparition, l’évanouissement, l’enfouissement.

Toutefois, c’est bien le contraire dont il s’agit. Les exclus, les rejetés nous montrent la véritable violence de la marchandise : excès d’objets cumulés qui ne peuvent aller nulle part une fois que la transaction commerciale a été effectuée parce que l’objet n’a pas d’existence en-dehors de la transaction marchande, une fois acheté il perd sa valeur. L’objet n’a rien à offrir sauf sa nudité industrielle préfabriquée en déchet, de ce qu’il est une fois acquis ou volé. Il ne dispose d’aucune propriété, d’aucun désir et reste là comme quelque chose qui s’entasse sans jamais trouver de solution si ce n’est celle de retourner dans la fluidité permanente des échanges afin que cette fluidité ne s’arrête jamais, passe par les tuyaux du réseau marchand afin de se transformer continuellement.

Lorsque un ancien SDF ou toxicomane quitte le local du « marchand de sommeil », ce qu’il laisse derrière lui est une sorte de parodie du système marchand, une accumulation d’objets sans aucun rapport avec eux-mêmes, disposés là où ils peuvent être. Arrachés, détruits, rouillés, mouillés, salis, déchirés, troués, tachés, en état de putréfaction, de pourrissement, coupés en plusieurs morceaux, tranchés dans la chair, quelques livres abîmés, pages enlevées, lambeaux de tissus, de produits, de médicaments, de nourriture, d’urine, d’excréments méconnaissables. Vidés de leur essentialité publicitaire, ils ne forment rien d’autre que ce qu’ils sont : les immondices de la facture industrielle.

Et c’est aux déchus, aux exclus humains, à ces seuls «élus» que la société marchande confie ce lourd tribu qu’elle ne peut s’avouer à elle-même ni à ceux à qui elle fait croire que tout cela est beau et merveilleux. En échange de ce véritable marché de dupes la marchandisation du monde permet à ces damnés de s’offrir d’autres substituts qui leur permettent de s’échapper plus ou moins difficilement, plus ou moins pour longtemps, de cette fange innommable.

Quant à nous, les fossoyeurs du malaise de la civilisation, si nous savons ce que ces humains nous laissent, ce mal à l’état brut que nous devons effacer, nous savons aussi que des renaissances sont possibles. Tel SDF qui se retrouve avec un appartement, un projet de vie et un peu d’amour en retrouvant sa fille. Tel ancien toxicomane qui s’habille de blanc, conduit fièrement la poussette de son enfant. Tel autre qui retrouve le geste d’amour en serrant pour quelques instants un enfant qu’il n’a jamais eu. Etc.

La morale de l’histoire du cynisme moderne veut, bien entendu, que le « marchand de sommeil » finisse par fermer son activité parce que cela n’est pas bien de savoir qu’il y a des fossoyeurs du malaise de la civilisation qui traînent autour de ces gens et que l’on préfère y voir les vrais fossoyeurs : ceux qui ne montrent jamais la porte de sortie alors que le véhicule va droit dans le mur.

Une simple question de passages ?

Et c’est pour cette même raison, ce passage dans le local du « marchand de sommeil » qu’il nous sera difficile de pardonner à cette société marchande de traiter des humains de la même manière que sont traités les objets en détritus.

Nous leur assignons un registre sémantique interchangeable parce que les deux présupposent une même construction symbolique qui fabrique de l’utile, le divise par sa valeur et ne sait que faire du reste qui n’arrive pas à se transformer en autre chose.

Quand la gestion sociale de la misère demande à un exclu de montrer en quoi son insertion est valide, elle lui demande de ne pas stagner à l’intérieur d’un même projet d’insertion mais de voir en quoi il peut se transformer, se modifier pour devenir autre chose. Quelque chose qui servira à nouveau la fluidité du monde.

« Subir l’épreuve de la disqualification revient alors à subir l’épreuve du discrédit. Le discrédit signifie littéralement le retrait de la croyance sociale. Ce retrait se joue à deux niveaux. Le jeu social retire sa «confiance» d’une vie qui est alors reléguée dans l’oubli social. Réciproquement, le précaire, qui se voit retirer toute confiance en ses capacités d’insertion dans le jeu social, perd sa confiance dans la capacité d’intégration de la vie sociale. Sa vie forme le négatif de la cité, que celle-ci s’efforce de cacher ou de contenir mais qui ne peut apparaître que comme une contestation de sa légitimité. […] Les vies précaires sont le plus souvent considérées comme des vies perdues. Elles passent pour être des vies «sans place», des vies tellement déplacées qu’elles sont considérées comme des anomalies douteuses. Il n’est pas rare de considérer l’histoire moderne de la production comme «la mise au rebut du déchet humain». Des vies ne comptent plus et passent ainsi pour être trop nombreuses. Une «culture du rebut» tend à se former, réduisant les vies à des préambules, à des formes possibles de démolition dont le monde du travail donne des exemples innombrables. Les vies précaires sont donc toujours déjà trop vite déshumanisées par ceux qui s’arrogent le monopole de la normalité3


  1. Ce texte s’inspire, en partie, du livre du philosophe François Dagognet : Des détritus, des déchets, de l’abject : une philosophie écologique. Paris : Les empêcheurs de penser en rond, 1998↩︎

  2. D’après une célèbre publicité des années 1990, me semble-t-il.↩︎

  3. Guillaume Le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Éditions du Seuil, 2007↩︎