L’autre solution

Si je ne suis ni mon double administratif, ni mon double marchand ; qui suis-je ? Suis-je vraiment un autre, d’un autre monde ni marchand, ni administratif ?

La solution est-elle soluble dans l’autre ?

La question de l’autre est, dans notre société, une question cruciale puisqu’elle permet de distinguer, de faire la différence et de construire, à travers le même, une identité différente. La naissance de l’autre donne naissance au multiple.

Nombreuses sont les acceptions de ce terme qui ouvrent un champ du possible tout en étant plausible. Si ce monde est déplaisant alors il en faut un autre. Et dans cet autre monde, tous les espoirs y sont mis un peu comme on place dans un endroit tout ce qu’on ne peut mettre ailleurs.

Bref l’autre devient, est en devenir et chacun y place ses espoirs parce que cet autre n’est pas déterminé et est encore loin d’être terminé. Ce qui est le contraire de notre monde actuel dont la plupart des intéressés commencent à en comprendre, à en sentir les rigidités qui en fixent, en terminent les limites. Ce qui alloue la possibilité de mieux le circonscrire.

L’autre est la naissance, l’émergence, la possible prise en main, le pouvoir de modeler selon ses souhaits propres un monde différent non encore terminé tout en évitant de reproduire les mêmes erreurs. Mais l’humain est humain, il ne faut pas l’oublier.

L’actuel intérêt pour l’informe, à travers les origines de la vie (le gêne, l’adn), de l’univers (naissance de l’univers, des étoiles, des galaxies), la commutation de la matière (équivalence de la matière et de l’énergie au niveau atomique) montre que nous sommes à la recherche de ce moment, de cet instant où tout est encore possible, où tout est encore relativement malléable afin de donner forme à une entité, un concept qui prendra un autre chemin tout en connaissant le phénomène inhérent, l’accompagnant, celui de l’irréversibilité.

Et c’est là le point central. L’irréversibilité d’un phénomène induit par un choix montre, avec le temps, que ce choix n’est pas toujours idéal. Ce qui a poussé beaucoup d’entre nous, au cours de l’histoire, à essayer de maîtriser, de calculer ce phénomène de l’irréversibilité que ce soit à travers le modèle spirituel (le devin, le mage) ou le modèle scientifique (le passage du monde clos aristotélicien au monde ouvert de la prévision météorologique ou comment comprendre un ensemble lié à un système complexe comprenant, lui-même, plusieurs sous systèmes qui chacun contiennent…, etc.)

Essayer de comprendre le phénomène de l’irréversibilité c’est essayer de se battre contre le temps, un peu à la manière d’un Dom Quichotte. Certains de nos plus grands physiciens1 se posent même la question de savoir si le temps ne serait pas réversible, c’est-à-dire : pourrait-il aller dans un autre sens que celui du futur, du lendemain ? Autrement dit : est-ce que le temps possède une direction ou est-ce nous qui lui donnons une direction puisque nous sommes, nous-mêmes, un système vivant irréversible ?

Plus prosaïquement la question de l’irréversibilité revient, pour nous, humbles humains, à se poser la question de l’histoire et de la mise en place des conditions qui pourront ouvrir un autre monde, une autre voie tout en sachant que les choix actuels fixeront des limites qui, un jour ou l’autre, donneront naissance à un choix différent, un autre choix.

L’histoire se construit à partir de ce schéma populaire : lorsqu’un modèle de civilisation atteint ses limites ou montre son épuisement, automatiquement des forces d’une extrême vivacité désirent, recherchent une possible ouverture vers autre chose. Alors se met en branle toute une série d’interactions qui, bien souvent, commencent par ce qu’on appelle «l’avant-garde» creusant des brèches afin d’entrevoir d’autres possibles. De ces brèches ouvertes, certaines seront retenues d’autres non, mais toutes participent de cet élan vital, de ce désir de recréer les conditions d’un autre monde.

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L’histoire est toujours un autre monde

La confrontation entre l’humain et la société repose sur ces deux modèles basiques : la compréhension des phénomènes irréversibles et la compréhension que l’humain, lui-même, n’a pas toujours conscience de ses propres choix. La fable d’œdipe en est l’exemple même : agir sans en connaître les conséquences, mais tout en les subodorant. L’histoire contée de ce comportement humain a donné naissance à une étude des comportements psychiques de l’humain : la psychanalyse. Connaissance qui explore les conditions de l’irréversibilité (le passé) tout en essayant d’ouvrir d’autres possibilités (quels sont les comportements qui attachent l’humain à un empêchement, à un blocage de l’action donc à une limite).

On retrouve là le même schéma que celui vu plus haut : l’irréversibilité se détermine par rapport au temps et chacun tentera de se mesurer au temps, donc à lui-même, afin de vaincre le temps, de le faire disparaître. Ce combat peut amener deux extrêmes : le repli vers une quête effrénée de l’immortalité, lieu où le temps à disparu donc l’irréversibilité aussi (être toujours inactuel) et le repli vers une prison psychique, où le temps n’a plus le même court et où l’irréversibilité devient réversible au prix de la disparition de l’être qui ne prend plus conscience du monde et donc devient autre fatalement (inactuel au monde actuel).

Entre ces deux extrêmes se placent nos désirs qui sont accrochés à la fatalité de l’actualité (le monde) et la volonté d’aller contre cette fatalité en créant un possible qui n’est pas encore actuel (un autre monde).

Mais voilà, il y a un point essentiel qui manque à tout cela : le point de départ. Ce point de départ ne doit plus être l’humain, mais ce qui le précède : le système vivant en général. Replacer l’humain au cœur du vivant en déplaira à beaucoup puisque l’être humain ne sera plus la finalité du monde, de cet autre monde mais l’une de ses composantes. Car il faudra reconnaître un même droit au vivant (à un arbre, à un animal, à une bactérie) que celui des droits de l’homme sans oublier le non-vivant qui n’en est pas moins un autre système interagissant avec le vivant. Qui est prêt à effectuer un tel saut conceptuel ?

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L’autre abstrait du cercle

L’autre est un simulacre montrant l’impuissance des systèmes passés et présents à forger un monde différent. Cette projection de l’autre vers une massification de «l’autre chose monde» transforme cette altération, alternative, altérité en une chose incapable de changer une situation la rendant, en conséquence, inopérante dans le réel, mais active et opérative dans l’imaginaire de la réalité.

Le problème n’est pas dans la réponse ni dans la question, mais dans le besoin de poser une question lorsque la réponse engendre la construction d’un tout formé par le couple question et réponse.

Être en dehors de tout cela afin d’être autre chose est la chose la plus difficile. La sacro-sainte «objectivité» est un moyen de voir en dehors de tout cela, de ce cercle, et les «machines qui mesurent» sont créées dans le même but : voir en dehors de tout ce fatras. Mais elles montrent la même chose : la fin des choses est dans les choses et non hors de celles-ci.

En restant à l’intérieur du cercle, la question n’est pas de demander comment changer les choses afin de déterminer comment un autre réversible peut se construire à partir de la mesure. Elle raconte l'histoire bien réelle de l’irréversibilité quand bien même cette mesure irréversible du réel n’est pas une connaissance de la réalité vivante. Celle-ci construit sa vie à partir de ces états irréversibles dont les mesures attestent leurs présences réelles (effectives), impossibles à rendre réversibles, en l’état actuel de nos connaissances.

Ce tout circulaire est tel un son imaginaire : identique en tout point du temps et de l’espace. De n’importe où, il est la même chose que le reflet dans le miroir. Il est symétrique. Tel est son seul dessein, son unique but.

Un discours capture ce dernier. Les mots s’organisent dans ce son capté. Cette symétrie si belle, si parfaite est, maintenant, fracturée. Le reflet dans le miroir n’est pas symétrique, c’est juste quelque chose de complètement différent à présent, quelque chose qui a besoin de questions et de réponses enchâssés dans le cercle de l'irréversibilité.

À l’extérieur : ce son imaginaire construit une symétrie parfaite.

A l’intérieur : la symétrie ne peut pas exister, mais elle est corrélative à son extériorité.

Les questions et les réponses se situent sur cette frontière qu'elles mesurent malgré elles.

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  1. Stephen Hawking, bien entendu !↩︎