image d'illustration

paysages sonores : naissance de la conversation

extraits réorganisés d’une ancienne conversation tenue à la fin du siècle dernier.

« Au lointain, j’étais unifié, et, lorsque tu m’as contemplé, tu n’as pu soutenir mon unité alors tu m’as brisé en autant de morceaux dans lesquels tu ne percevais plus mon unité, mais ta raison qui construit un paysage. Petits bouts que tu n’as cessé de briser pour jouir de ce que tu allais apprendre. Cette passion dévorante structure la réponse que tu cherches : “tu es”. Tu me rapproches de ce que tu es incapable de surpasser par ta constitution biologique. Par ces brisures multiples, plus cruel est le reflet que tu perçois parce que je n’y suis plus, il n’y a que toi. J’étais ta symétrie lorsque tu m’as contemplé. Tu m’as éparpillé pour acquérir ta vision. Te désolidariser de ma ressemblance par une rupture radicale nous a transformé en un système de chaînes en train de signifier autre chose que ce que nous sommes. Soumission au monde de la perception. Tu as voulu t’affranchir de moi afin de te libérer du monde tout en te clôturant à l’intérieur d’une organisation tyrannique : la lumière s’amenuise jusqu’à devenir invisible, et, la tienne, doit naître. Voilà ce qui t’emprisonne parce que tu ne veux plus me ressembler mais me ré-assembler or nous sommes devenus, avec le temps, différents. Je marche, désormais, sur ton chemin et je suis l’instant. Mes pas laissent traces, figures, souvenirs de ma présence. Ils doivent être conservés et plus personne ne me demande où je vais ni ne se renseigne sur la direction du chemin que j’ai emprunté. Je marche vers l’abreuvoir des sources. Naître et renaître, telle est mon action. Minuscules opérations du visible et de l’invisible que tu nommes jour et nuit pour atteindre l’océan de ta présence. »

Paysages

Un vent parfumé se voile de poussières. Des couleurs se mirent dans les reflets de lumières liquides, échappées de quelque flaque d’eau mélangée à de l’huile. Des rousseurs de débris fument, cuits par les saisons lorsque tout est dehors. Une impression d’immensité cache les majestueux vrombissements des moteurs. Ils se confondent en de lointains fredonnements d’animaux inconnus dont la résonance s’approprie le chant et les module telle une poussée harmonieuse, accompagnée de la mélodie des oiseaux. Un crissement de pneus vient s’ajouter à la symphonie ; modification d’une continuité en instants partagés. Des journaux et de vieilles boîtes métalliques ratatinées syntonisent leurs mouvements aléatoires afin de figurer un lent, long déplacement continu. Seul le tourbillon du vent en modifie le rythme léchant le papier et la conserve par ses ondulations aérées. Tout en évitant les obstacles, ce bazar sonore s’incruste à l’écoute des variations goudronnées. Tout autour, des monticules de petits objets épars, aux aspérités finement ciselées par la continuité de leur oubli, accumulés par un arrêt du mouvement, s’effilochent sur les grésillements saccadés de gravillons lesquels, emportés par la joie du voyage, se laissent aller là où le souffle veut bien les conduire. Jusqu’à l’immobilité, étalés sur un bout de vacuité, peut-être ; jusqu’à l’amoncellement érodé d’une poudre rouillée, de cet endroit ils dessinent une vue unique.

La teinte des feuillages se mélange aux combustions mécaniques échappées restituant une couleur oubliée, estompée de la présence, dont le doux bruissement rappelle quelque chose de l’arbre et de la voiture sans que plus personne n’en soit certain. Le vent y accorde ses cadences effilées et il laisse entendre des sifflements aux rumeurs de voies. Telle est l’harmonie musicale qui se coordonne en une sonorité. Nul ne pénètre ce tableau d’harmonies géométrisées s’il ne perçoit l’effort du paysage qui s’adapte continuellement à ses propres modifications où des sons, tout à fait nouveaux, en déclinent sa perception et ses résonances.

Le semeur de mesures froisse, par un fracas retentissant, les plis sonorisés de ce paysage en un plan dessiné. Elles ne pouvaient plus éviter la limite courbée du paysage. Fin ponctuée dans la vaste continuité du ruminement sonore perpétuel. Chaque alignement décrit, en son for intérieur, la finitude ressentie lorsque la fibreuse étincelle des traces inscrites s’éloigne de la présence de la vie pour se transformer en recul graphique. Un fléchissement souligné par la cadence ralentie des traits qui passent de l’infini au fini. Ils expriment cette perte par une longue plainte sourde. Au moment où l’infini croise le fini, il y a une sorte de trêve, très courte, un instant intemporel où aucune des deux extrémités n’exige de l’autre une présence. Elles échangent quelque chose d’indéfinissable comme si elles prenaient conscience qu’elles n’étaient rien face à la continuité temporelle du paysage. Puis ces représentations géométriques reprennent de la vigueur retournant à leurs lots quotidiens, et, les passagers attrapent cette fibre de vie envolée, échappée et de la vie et de l’infini en l’inscrivant sur un support qui doit se souvenir de cette séparation fondamentale.

Elle indique un changement d’état. Il faut saisir en cet instant furtif un influx qui traverse l’infini du paysage en un corps fini qui le stratifie en chaîne signifiante. Il modifie les processus de perception où le trait devient le transport inattendu de paraboles étendues et quantitatives, un quasi langage. Cette adjonction du monde de la grandeur se forme de choses qui s’agrandissent et s’amenuisent en appelant dans leurs modes de représentations des propriétés émergentes qu’il faut, désormais, décrire. Elles masquent le jeu subtil qui sourd entre le fini et l’infini lorsqu’elles signifient par la forme un passage qui indique une intention. De nouvelles clefs glissent, enveloppées par une toile de signifiants tissant les ballottements de l’écriture. Elles s’emmitouflent en parties inscrites en un jeu d’essences. Elles se lovent avec bruissement sous quelques formes. Elles assourdissent la polysémie des sens en fibres étoffées de peluches et autres bouts de papiers. Elles forment un amalgame aux sonorités multiples. Petit tas enchevêtré de musicalité promenée qui se juxtapose aux contours d’un inconnu qui se borde de savoirs, et, mène le corps, martelé par ses pas, là où l’habitude stéréotype les commencements finis du quotidien jusqu’à ce que, retirées de la poche, elles ouvrent une autre porte.

Conversation naissante

Nous voilà pris par elle. Elle s’achemine entre les corps, dévoilant en sa fluidité les signes sonores de ce qu’elle est. Elle traverse nos bouches, nos pensées afin de se glisser dans les mots. Elle en a besoin pour montrer sa présence. Chaque personne en est son reflet comme elle est ce verbe qui appartient aux deux. Elle manifeste idées, représentations sans toutefois être leurs semblables. Elle est ce fond commun qui la lie à l’illusion comme à la mémoire. Elle crée, au moment de sa prise naissante en chacune de nos bouches, un charme. Il entretient ce doux plaisir, celui d’exprimer quelque chose qui s’enrobe d’une consistance toute nourricière. Nous ne distinguons plus, à ce moment, ce qui est à séparer de cette graine qui ne cesse de germer dès que nous commençons à attraper une conversation. Nous ne cherchons plus à exprimer ce qui est substantiel, nous dénichons dans ces expressions de la conversation ce qui revient à la substance de la parole. Nous nous engageons dans les agréables chemins de l’identification, de la ressemblance et nous n’hésitons plus à regarder dans la source inépuisable. Notre désir de conversation rend simple ce qui est compliqué. Un ensemble qui se fabrique continuellement par la communauté des paroles laquelle génère l’illusion de l’unité : fin de la brisure en réinventant l’apparence de l’unité.

Cette parole n’est pas cette chose quelque qui se passe entre les bouches d’une conversation. Elle est un terme générique lequel solidifie un ensemble quasi infini de facteurs fluctuants et aléatoires. Ils empêchent toute solidification. Mais, par un transfert qui nous est obscur, la parole a besoin de rendre solides ces mêmes facteurs en leur conférant un nom ou, plutôt, une désignation qui englobe cette série factorielle. De cela découle l’idée qu’il résiderait en ce monde une forme d’organisation à décrire, un paysage par exemple qui deviendrait sonore par cette description. En enlevant ce qui se solidifie, la complexité apparaît avec une telle force que l’idée même d’organisation en devient absurde.

La symétrie naît de la solidification. La parole de l’autre se réfléchit en chacun. Les solides miroirs s’échangent contre les noms du quotidien et plongent anonymement dans les rues du monde. Il y a, dans la conversation, une sorte de frénésie rocambolesque ; elle se joue du sens commun, de l’évidence comme s’il fallait s’amuser d’un en dehors de tout lieu où se reflète dans le lointain discours de l’esprit la surface qui réfléchit. Il s’accapare un espace entre la réalité et le rêve afin de réhabiliter l’illusion pour en faire quelque chose de présent. Une sorte de temporalité qui annoncerait l’élaboration d’une vérité laquelle amorcerait une autre unité, celle qui espère reconquérir l’unité première brisée par la naissance de la durée.

Nul ne sait combien de temps errera la durée dans le temps, mais ce que la certitude révèle, petit à petit, est la présence d’objets qu’elle fait apparaître lesquels la font vagabonder dans le temps. Pris pour des signes, ils sont les piliers d’un paysage beaucoup plus vaste. Ces objets, aux regards de printemps et aux paroles limpides, transparaissent à la lisière de plusieurs limites : ils sont le passage vers le palpable rendant visible ce qui ne l’est pas. Ils donnèrent à ces vides l’architecture construite d’un monde aux apparences figées par une conversation devenue pierre à l’intérieur de laquelle se creusait un son, une parabole sonore qui allait résonner de toute l’ampleur de sa présence rendant au temps et à l’espace leurs silhouettes séparées de la durée. Ils mettent en relation, par le biais de la conversation, le palpable et l’impalpable, le visible et l’invisible créant un lien avec lequel ils scellent une alliance qui ploie toute parole sur son verbe.

Douce ivresse que sont ces constructions rendues visibles ; de leurs noyaux elles attachent l’être en devenir, elles provoquent la mutation de la perception en retournant, agglutinant l’invisible jusqu’à ce qu’il soit dans la capacité du percevoir. Ces objets, aux abords découpés du paysage, évoquent ce subtil passage de l’invisible au visible, invitant, par une curieuse relation entre eux et le paysage, à l’évocation de contrées encore plus surprenantes, plus mystérieuses. Elles ne cessent de les séduire par le besoin de s’inventer comme préexistence de la naissance afin de pré-fabriquer les impasses et les passages. Tout semble merveilleusement infini excepté que la durée ne peut aller au-delà de sa temporalité car tout objet temporel s’évapore dans le continu : création qui se dessille dans le reflet solidifié du paysage et qui ouvre la conversation.