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quelques minutes de 47 milliards d’années

Dans ce texte, j’utilise le concept d’une technique largement utilisée dans la publicité, la compression temporelle de la parole, comme point de départ, et, que je modifie jusqu’à son extrême limite. Voici ce qu’en dit wikipedia1 :

« La parole peut être compressée en retirant les temps de silence ou en augmentant sa vitesse. Normalement, il existe des temps de silence entre les mots et les phrases, de même que des petits silences à l’intérieur de certains mots, qui peuvent être réduits considérablement tout en maintenant un message compréhensible. La vitesse d’un enregistrement peut être augmentée sur la totalité de la piste audio, mais ceci comporte l’effet indésirable d’augmenter la fréquence, induisant ainsi des sons de voix très aigus. Cependant, ceci peut être compensé en ramenant le ton à la fréquence appropriée.

L’avantage de la compression temporelle de la parole est que le même nombre de mots peut être compressé en un temps plus court, réduisant ainsi les coûts de publicité, ou rendant possible l’ajout de plus d’information dans une publicité à la télé ou à la radio. Un autre avantage de cette méthode est qu’elle semble amplifier le son de la pub en augmentant son volume sonore moyen, lui permettant ainsi d’être plus facilement remarquée, sans pour autant dépasser le volume sonore maximum autorisé par la loi. Le fait de retirer les temps de silence et d’augmenter la vitesse peut rendre un discours plus insistant, parfois jusqu’au point de devenir désagréable. » compression de la parole, article wikipedia

L’idée consiste à prendre un court enregistrement d’un paysage sonore puis de modifier la durée de ce dernier non pas en le compressant, mais en l’étendant jusqu’aux limites de la durée perceptible. En effet, il n’est pas possible d’étendre sa durée jusqu’à l’infini ; en outre, à l’aide de diverses techniques informatiques, il est possible d’étendre la durée de cet enregistrement jusqu’à plusieurs millions d’années voie milliards. Ce qui est amplement suffisant pour l’écriture de ce texte2.

Désormais nous sommes en possession d’un morceau sonore dont l’étendue s’étire jusqu’à l’impossible pour l’être humain ; comment écouter un tel morceau et comment le stocker ? Comment garantir sa pérennité dans la durée ?

Imaginons que nous ayons un dispositif technique adéquat qui nous permette de lire ce morceau dans le temps imparti par sa durée. Comment percevoir l’ensemble continu de ce morceau et quelles informations nous fournirait-il le temps de son écoute étalé sur une vie singulière ? Mais, de même, est-il envisageable pour l’humain d’écouter continuellement un tel morceau durant l’entièreté de sa vie ? Ne deviendrait-il pas une sorte de fond sonore auquel nous serions tentés d’ajouter nos propres « bruits de la vie quotidienne » lesquels ne seraient que de furtives apparitions, de légers grésillements à peine perceptibles à l’aune de sa durée totale ? Quel savoir, quelle connaissance naîtrait d’une telle interaction ?

Un son d’une durée de 47 millions d’années dépasse l’entendement de notre nature humaine parce qu’il outrepasse notre durée de vie qui s’étend sur quelques décennies. Il ne peut y avoir d’échelle de comparaison. Les deux durées ne peuvent se penser que comme un éloignement de l’une par rapport à l’autre. Elles s’opposent mutuellement et ne peuvent entrer en contact que très partiellement, sur un laps de temps très court. Pour l’humain, ce laps de temps se transforme en source de savoir alors que, pour le son, le contact avec l’humain ressemble à une sorte d’asymptote qui ne peut avoir d’incidence sur le son lui-même, en tout cas sa durée.

Au fil du temps et des connaissances accumulées une perception de plus en plus fine de ce son s’élabore ou, du moins, de sa durée. Peut-être que des éléments répétitifs donneront des indications sur la nature de ce son mais combien de temps dureront-ils ? D’autres, peut-être, apparaîtront et disparaîtront remettant en cause la question des corrélations entre ces multiples éléments pris séparément et le tout que représente ce son. Dès lors le, les langages fabriqués pour comprendre ce son se manifesteraient comme l’étrange reflet d’un instant pour le son lequel instant s’accumulerait sur plusieurs générations pour l’humain. Les savoirs issus de ces connaissances ne dénoteraient que la possibilité d’une durée, d’une continuité dont l’enchaînement des mêmes répétitions assureraient l’essence de quelque chose qui se transformerait en une temporalité.

La matière qui constituerait l’abstraction de l’ensemble des informations recueillies deviendrait ce quelque chose de tangible laquelle chose acquerrait le statut de réel. Par ce déplacement la difficulté de comprendre la nature même de ce son dans sa durée serait remplacée par une explication qui définirait sa présence comme l’idée d’une réalité ou que ce son pris à la fois dans l’instant d’une vie humaine, mais aussi ressenti comme une durée excessivement longue serait une manière d’expliquer ces impossibles qui se croisent dans un réel où la répercussion de l’un sur l’autre ferait surgir au sein de cette réalité la constitution plausible d’un nouvel élément lequel serait l’expression des deux, ce qui les matérialisent comme une réalité.

De générations en générations, ce son, dont à peu près personne n’est en mesure de le saisir dans sa totalité, fabrique un monde dont il devient le reflet essentiel. Sa présence dans la durée le rend continu par le biais des répétitions qu’il produit quand bien même ces éléments répétitifs peuvent se dissoudre en éléments plus diffus et aléatoires. Il exerce une tension vers la constitution d’un possible enchaînement de significations.

Le réel surgit comme la preuve matérielle de cette tension. Elle exerce une chaîne significative vers la connaissance. Elle organise le modèle d’un monde à venir lequel s’appuierait sur le son comme bord originel. Il s’approche, alors, le plus de cet endroit d’où il vient par le biais d’un croisement entre deux formes radicalement opposées : le trait de l’inscription qui se forge comme disparition de ce dernier. Leurs conjonctions laissent entrevoir que ce qui est connu, généré instant après instant, ou encore par l’enchaînement répétitif et continu des « ce qui est », n’est rien d’autre qu’une accumulation de probabilités lesquelles peuvent se transformer ou non en connaissance. Il est tout à fait probable que ce qui prend la forme d’une chaîne de trait faisant sens pour nous, êtres humains, prenne une autre forme pour d’autres entités, qu’elles soient biologiques ou autres.

Le son ouvre un temps, celui de sa durée propre lorsqu’il est entendu, et, ce dernier ouvre un espace qui existe au moment de l’écoute alors que le texte, lui, existe dans une continuité qui se veut durée, mais son espace est confiné limité par les dimensions de la feuille. La manière dont le texte se lit modifie l’apparence du son parce qu’il semble ni avoir de début ni de fin, au contraire du texte qui, lui, comporte un début et une fin. Le temps et l’espace du texte, et, le temps et l’espace du son manifestent deux choses différentes. L’espace du son n’est pas limité par la forme de la feuille, mais par sa durée. Il enveloppe l’espace en se propageant lorsqu’il est écouté. Il s’installe dans la continuité de la perception de l’immédiateté. L’espace de l’écriture se trouve séparé par la forme du support. Elle figure un objet désuni du tout de l’immédiateté.


  1. Il est toujours préférable de consulter la version anglaise de wikipedia. La version anglaise de la plupart des articles est toujours mieux fournie que la version française à l’exception de quelques articles destinés à une lecture franco-française.↩︎

  2. Pour l’expérience, je me suis amusé à rallonger le son d’un paysage sonore jusqu’à une limite extrême (plusieurs milliards d’années) en utilisant le logiciel Paul’s Stretch.↩︎