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L’entre mondes des reflets, quatrième partie

Distribution nomade

“Tout autre est une distribution qu’il faut appeler nomadique, un nomos nomade, sans propriété, enclos ni mesure. Là, il n’y a plus partage d’un distribué, mais plutôt répartition de ceux qui se distribuent dans un espace ouvert illimité, du moins sans limites précises. Rien ne revient ni n’appartient à personne, mais toutes les personnes sont disposées çà et là, de manière à couvrir le plus d’espace possible1.”

Les embryons/bulles de connaissances expliquées dans les trois parties précédentes se réfèrent à un cadre formel à l’intérieur duquel des références communes ont été répertoriées et utilisées. Comment ces mêmes références communes se comporteraient-elles si le cadre formel leur était enlevé ? C’est un peu l’objet de ce texte.

L’existence de références communes sans cadre formel présuppose qu’il existe une configuration de quelque chose qui ne se structure pas en une forme précise. Toutefois une organisation peut apparaître, il y aurait quelque chose de l’ordre d’un rangement non cadré, non spatialisé, non temporalisé. Cela induit que ce rangement peut se déstructurer pour se réarranger sous une autre structure. Là où les objets bulles qui encapsulent un vide non cadré doivent être considérés comme des valeurs possibles sur le réel avant de devenir vrais à l’aide d’un cadre formel, leurs arrangements configurent une fonctionnalité opérative : celle de se démultiplier les uns les autres afin d’engendrer par leurs dispositions numériques et relationnelles un principe d’organisation qui se circonscrit à l’intérieur de l’étendue spatiale dans laquelle ils sont plongés. Cet intérieur n’existe pas comme tel, en ce sens qu’il y aurait un extérieur qui le délimiterait. Cette étendue est une conséquence de la démultiplication des objets, mais elle n’est pas mesurable ni n’occupe un espace spécifique et délimité.

Elle existe parce que les objets se démultiplient en générant des relations et des jonctions entre eux. La distribution de ces objects démultipliés obéit à un système, mais ce dernier ne donne aucune information sur la fonctionnalité de ce système. Les objets se distribuent d’une manière aléatoire développant une organisation qui leur est propre leur conférant certes une «forme» à l’instar d’une figure géométrique sauf qu’elle n’est pas une forme, elle est une géométrie sans forme forgeant des configurations. La contrainte qui lie ces objets entre eux n’est pas une «force» liante et pérenne extérieure, mais la relation de distribution interne entre chaque démultiplication. Cette géométrie occupe tout l’espace que les objets prennent en même temps qu’ils développent, selon une temporalité qui leur est propre, une distribution spécifique. Sans démultiplication, cette étendue serait la même en ce sens qu’elle contiendrait les mêmes propriétés quelle que soit le comportement des objets : qu’ils se démultiplient ou non.

### L’étendue des objets

L’étendue, à l’instar des objets, existe sous plusieurs constructions, mais deux principales seront retenues : muables ou variables et immuables ou constantes. L’immuable est une organisation structurée dont la valeur intrinsèque dépend de son degré de stabilité, ses propriétés internes ne se modifient pas, mais, assemblées, mis en relation avec quelque chose d’autre, ses propriétés peuvent se modifier selon des relations spécifiques tout en conservant sa forme générale. L’immuable peut servir de support par exemple. Un muable est une organisation structurée dont la valeur intrinsèque change constamment de forme : sa stabilité se loge dans la modification constante de ses propriétés. Elles s’adaptent en fonction de la présence ou non d’autres objets.

La mise en relation de ces deux organisations basiques coordonnent des embryons de connaissances. Ils constituent leur identité. A chaque structure, son identité, définie par ses propriétés. Entre elles peut surgir une action réciproque, une interaction qui les met en relation. L’un est l’interaction de l’autre. Ils ont comme moyens de leurs actions les propriétés qu’ils possèdent et celles de l’autre qu’ils rencontrent. Si ces propriétés se complètent, elles peuvent alors se démultiplier, si elles ne se complètent pas alors il n’y aura aucune autre interaction, si elles s’opposent alors une destructuration, une décomposition vers un état antérieur plus simple peut se produire.

Ces multiples mutations parfois deviennent signes, sens. Elles conservent, en elles, au sein de leurs interactions mutuelles devenues des propriétés propres, une relation qui s’ajoutera à celles-ci. Cette relation transporte avec elle le résultat d’une interaction qui peut se reproduire tant que celle-ci n’est pas modifiée. Cette relation stabilisée, ou propriété conservée, ouvre de futures interactions afin de générer d’autres relations plus complexes. Cet ensemble de propriétés qui se fabrique est un objet d’indications où différentes propriétés peuvent s’imbriquer les unes aux autres même s’il n’est pas encore un sujet au sens où nous l’entendons. Il est un producteur de signes par le biais de son action réciproque ; il alimente le futur état qu’il doit être. Par ce système de relations, d’interactions et de conservation cette organisation qui se structure petit à petit spécifie une sorte de mémorisation de la signification, de la direction laquelle induira, à son tour, pour une entité biologique qui observera ces différents états d’une structure qui s’organise l’idée d’un début et d’une fin entremêlés de temporalité ainsi qu’une relation évolutive entre ces multiples états bien que ce ne soit pas le cas.

Début-fin-temporalité

L’idée du début-fin-temporalité des structures organisées passe par la quantification de celles-ci puis par la substitution de leurs quantités par l’adjonction de nouvelles propriétés liantes ou non préparant de nouveaux états avec de nouvelles « fonctionnalités ». La manière dont le début-fin-temporalité apporterait les propriétés de mise en relation des objets comme des états distincts et signifiants spécifie une action qui définirait un but lequel serait son propre état commencé qui recevrait une, des modification-s selon une séquence temporelle spécifique : une sorte d’élaboration circulaire voire évolutive. Mais cela ne fait que masquer le vide, l’impensé existant entre chaque état des relations et leurs propriétés intrinsèques. Si une homogénéité est atteinte entre les propriétés des différents objets bulles sans qu’une entité biologique puisse attester de quoi que ce soit, il y a peu de chances que l’idée d’un début-fin-temporalité puisse être entrevue. En conséquence le hasard est la meilleure réponse à apporter afin de combler le vide effectif lorsque le sens n’arrive pas à se lier à un début-fin-temporalité.

Autrement dit le début-fin-temporalité n’est pas une propriété intrinsèque aux objets bulles, mais bien à l’entité biologique qui les observe. Ce qui n’empêche absolument pas qu’ils peuvent se structurer et se déstructurer afin de prendre plusieurs configurations possibles. Le début-fin-temporalité est un objet curieux : il fabrique son propre temps parallèle à celui des relations entre différents états des objets bulles. Ce parallèle revient à suggérer qu’il existe quelque part quelque chose d’a-temporel susceptible de manipuler la perception temporelle et ses dérivées pour elle-même. Elle se transmue en une essence d’un temps lié à la production d’une représentation intemporelle en se détachant des multiples temporalités qui s’assembleraient aux différents états. Elle serait, en outre, le seul moyen par lequel ces états s’effectueraient comme des opérations ayant un début comme une fin lesquels seraient les marqueurs distinctifs de leurs propres fonctionnalités leur attribuant une identité particulière pouvant être inscrite dans une évolution. Elle transforme les fondements mêmes de la notion du temps. Elle clôture le remplissage effectif d’un espace du dedans inexistant par des objets dont la signification est de plus en plus liée au temps non pas à une simple organisation d’éléments partagées entre structure et déstructuration.

Le marqueur des objets bulles

Ces marqueurs temporels indiquent un changement et une liaison entre les différents états des objets bulles subissant des contraintes par le biais de leur environnement propre et de l’étendue dans laquelle ils exercent des opérations autorisées par ces mêmes contraintes. Ces objets bulles deviennent, à leurs tours, des conteneurs qui capturent une des formes de la durée en indiquant par ces états modifiés qu’il y eut un moment où cette modification n’était pas encore présente, et un autre qui se distingue du précédent où cette modification capture une durée associée à sa structure organisationnelle laquelle segmente la séquence temporelle qui est en train de s’initier. La chose la plus étrange pour une entité biologique est que cette séquence temporelle capturée est automatiquement perdue au bout d’une certaine durée. Le temps se vide lui-même de sa propre présence au sein d’une étendue biologique.

Dès lors peut se mettre en place un moyen de combler ce vide avec l’émergence d’une signification sémantique par la mise en relation des objets bulles à des entités biologiques quand bien même ni la parole ni les mots n’existeraient encore. Celle-ci servirait de point de référence aux objets bulles présents traduisant en un langage chaque élément de ce nouveau système qui pourra se reconnaître dans l’autre à la fois comme sa propre signification, mais aussi comme son propre marqueur temporel. La limite de ces rencontres sémantiques, donc ce qui les transforme en valeur réelle, est l’impossibilité même d’exprimer par le mot ce que l’entité biologique est en train d’observer dans l’immédiateté. Les mots arrivent toujours non pas dans un même temps, mais dans un décalage temporel par rapport à l’immédiat afin de transformer cette incapacité en lecture observable des objets bulles. La signification modifie en une expression traduite une signification qui n’a pas de sens dans l’immédiat en dehors de sa propre présence. Le processus dynamique de la signification sémantique est l’inverse exact et extériorisé d’un fonctionnement interne propre aux objets bulles. Il a besoin de circonscrire dans sa description ce qui est dedans et ce qui dehors.

Là où le début-fin-temporalité construit des limites notamment celle du temps, les objets muables et immuables ne connaissent aucune frontière ou une quelconque limite géo-temporelle. Le dedans comme le dehors, le début comme la fin ne sont pas des distinctions propres à leurs fonctionnements. La manière dont chacun d’eux se combine est leur lieu : un territoire nomade qui s’étend spatialement en même temps qu’il s’étend dans la durée. Il combine ainsi un ensemble de propriétés qui élaborent une architecture dont le modèle est une distribution qui ne rencontre pas de limites hormis celles de ses propriétés qui peuvent modifier les objets qui s’y trouvent. Cette forge des objets distribue l’étendue et la durée comme des éléments particuliers unis à certains de leurs états.


  1. Gilles Deleuze, Différence et répétition↩︎