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Écho des bribes

Être dans une pièce qui entend des voix lointaines, des bruits du dehors : le ronflement du moteur du frigo, puis celui de l’ordinateur, les touches du clavier, une porte s’ouvre et se ferme, des paroles encore, puis le froissement des pages, une télévision, une voiture passe, un marteau, de l’eau coule, un roulement à billes, un bruit sourd, le chant de quelques oiseaux et le babillage des enfants se marient en un écho d’une rare beauté, le grincement du bois, un chien aboie.

Une parole s’étend jusqu’au bruit pour être entendue. La lumière électrique nous éclaire en permanence, elle se transforme en un son continuel, une boucle qui répète la même vibration muette, mais dont nous avons une perception intuitive. Ce son quasi muet est harmonisé avec les différentes décorations d’une pièce et les objets qui la remplissent. Ainsi le tremblement du son de la lumière est décomposée en différentes oscillations presque muettes. Elles répondent à la luminosité de la réflexion. De formes visuelles ces vibrations se séparent de leur pleine luminosité, absorbées par les objets qui n’en retiennent qu’une partie ; ils définissent la tonalité et sonore et visuelle d’une pièce.

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Des sons bruts. Des sons perdus. Des sons trouvés. Des sons naturels. Des fragments sonores. La nature comme un poème infini. Un environnement où le savoir prend la forme d’un possible lorsqu’il se limite.

Enfermer le son, dans un lieu, dans une grotte, dans une enveloppe, dans un corps, dans un édifice qui le fige et le limite puis prendre conscience que de l’association de ces combinaisons limités puisse apparaître une projection.

Et il dit : « J’ai entreposé le son dans les mots comme dans n’importe quel édifice puis ils se projetèrent comme un savoir en train de s’inscrire. »

Confinée dans ces objets et visuels et sonores, la projection graphique du son cherche à classer, ranger, ordonner, trier, certifier, raisonner. Elle pensait ainsi s’échapper du chaos, du désordre, de l’incertitude des infinies combinaisons des vibrations. Elle exprimait, par des associations aux limites connues, une reproduction des bruitages infinis qu’elle entendait et percevait comme un souvenir d’un état antérieur.

Les vibrations agissent les unes sur les autres, les unes dans les autres, les unes par rapport aux autres. Elles peuvent former des associations à l’infini, qui, tout en étant associations interdépendantes, peuvent se subdiviser sans fin, et former des créations tombant sous nos sens et dont nous pouvons en rendre compte, étant, nous-mêmes, une des résultantes de ces associations et créations. Étaler toutes ces vibrations finies que l’humain associait à des histoires signifiantes pendant de multiples vies, et, tout voir, tout dire, tout écouter, comprendre, mais seulement des morceaux, des bribes retenues d’une présence déjà fuyante, à la fois agitée et au repos, où persiste une finalité sans fin comme figure d’un arrière-plan.

Être cette attention du bruit afin d’y voir plus clair : classer, ranger, répertorier l’ensemble de ces différents échos sonores afin d’en indiquer une cohérence laquelle prendrait la forme d’un tout infini à travers la constitution d’une histoire finie. Merveilleuse totalité contradictoire, corrélée à l’attention, elle se cache au-delà de la simple évidence. Les infinies variations des vibrations s’harmonisent et s’unissent avec les infinies oscillations des bribes afin de devenir l’écho chantant de la finitude qui exprime la possibilité de leur antagonisme : le non fini.

L’être du son saisit les bribes du monde comme un paysage inondé de lumineuses lumières aux courbes ondulées dont la nature première serait infinie. Comme une plongée dans le sens des mots, une quête qui, depuis la nuit des temps, essaye de fixer clairement toute chose d’abord apparue comme brouillée, mélangée. Puis démêler les sons qui interfèrent les uns aux autres afin d’enlever ce bruit de fond de l’infini pour retrouver l’onde seule, celle qui vibre de toute son harmonie ondulatoire vers la finitude, elle ne demande qu’à être inscrite lors de sa projection1. Se parer de ces bribes juxtaposées comme un langage et essayer d’en distinguer une forme précise qui puisse dire, une langue qui fixerait la connaissance dans le sens des vibrations.

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Imbibées par ce langage projeté qui prend la forme des mots, les vibrations participent à l’univers de l’être. Voici que de leurs énonciations, elles tentent de parler, de s’accrocher dans l’infinie furtivité de l’expression pour livrer leur « substance » au monde de l’être. Des mots qui s’échappent dans l’espace, par l’entremise des bouches, finissent par convaincre et l’orateur et l’auditeur que tout est en train de se passer dans la réalité. De ces « substances » nous en déduisons une continuité alors qu’il n’en est rien. Les combinaisons infinies des vibrations lorsqu’elles interfèrent les unes aux autres pour devenir finies n’expriment pas l’extrait d’une « substance » où cette partie originale appartiendrait à un tout continu et, en conséquence, infini. Elles impriment l’idée, le jaillissement sous-jacent, d’un principe transcendant qui se mire dans un modèle immanent comme conception de « ce qui est ».

Une observation des confins s’installe : toutes ces oscillations génèrent de la distinction, elles sortent de l’amas confus de la matière sonore afin d’induire une conception. De cet océan infini, elles s’érigent comme de précieuses gouttes de savoir qui, le temps d’une pensée, d’une écriture, refusent toute évaporation afin de ne pas retourner vers la confusion. Puis, immanquablement, elles tomberont de la distinction vers le même, elles se dissiperont, encore et à nouveau, en une masse confuse, nuages de mots désagrégés ayant perdus leurs limites. De distinctions harmonieuses elles tombent vers ce magma liquide où rien ne se distingue si ce n’est l’expression d’une fonction opérative infinie.

Au milieu du visible et de l’invisible repose la source sonore. Fluide d’où jaillit toute la splendeur d’une particule nommée son. Mince onde parcourue par le flux et le reflux des connexions vibratoires, elle arpente le chemin d’un futur connaître. Tout en apparaissant comme ouverture vers une probable connaissance, aussitôt disparaît le lien qui l’unissait à l’invisible. Elle n’en conservera qu’une trace, qu’un souvenir fugace, une représentation figurée de quelque chose qui refléterait un substrat lointain pas encore projeté dans le monde humain.

Le son n’est jamais rien d’autre qu’une onde qui utilise certaines propriétés d’un milieu (air, eau, solide, etc) dans lequel il est immergé afin de se démultiplier par réverbération, par réflexion, par mouvement et ondulation. Il se propage dans ces milieux tel un ensemble d’éléments adjacents. Ils se superposent les uns sur les autres et ont la capacité de se connecter entre eux. Se déplaçant dans ces milieux, par séquences répétitives (dues à leurs natures vibratoires), ils donnent naissance à un modèle qui se traduit en termes de limites, contours ; ils se projettent quelque part afin de laisser transparaître une structure pas encore organisée comme un langage, mais comme une source pour l’être susceptible et de les entendre et de les percevoir.

Ce qui suppose que ce milieu ne serait pas tout à fait un lieu précis, mais, plutôt, une permanence où d’un ensemble de bruits indistincts émergeraient, parfois, des projections d’une connaissance encore furtive et pouvant apparaître. Quand un son produit une structure capable de porter un langage alors celui-ci surgit telle une perturbation, une différence qui propage cette interférence par rapport au milieu où il se trouve. Il fabrique, en quelque sorte, une harmonie qui se distingue au sein de sa propre confusion en faisant disparaître le bruit.

La force de cette création aura été de faire de ces perturbations sonores les fictions réalisées de l’intention. Ainsi un son qui se propage dans un milieu d’une manière purement mécanique est compris comme quelque chose d’intentionnellement signifiant !

Autrement dit la capacité à fabriquer une perturbation, laquelle agitera de nombreuses vibrations jusqu’à ce que ces dernières disparaissent, est considérée comme quelque chose à transmettre. Transformé en langage, il continue sa propagation mécanique que l’humain transforme en expression des sens. Il redonnera au milieu le son tout en capturant de ce dernier une extraction signifiante qu’il nommera bien plus tard connaissance.

À propos de Frédéric Kastner

M. Kastner est probablement un inconnu pour beaucoup. Physicien, chimiste et musicien de la fin du 19e siècle, il est le créateur d’un instrument de musique oublié de nos jours, le pyrophone. Cet instrument est une sorte d’orgue à flammes. Deux ou plusieurs flammes insérées dans un tube de verre entrent en résonances et font vibrer le verre. Le son obtenu est très proche de la voix humaine d’où leur nom de « flammes chantantes ». À l’époque les applications pratiques imaginées du pyrophone relevaient de la pure poésie. Étant donné que les éclairages étaient essentiellement réalisés avec des gaz et que F. Kastner avait réussi à utiliser le gaz d’éclairage pour son pyrophone ; quelques personnes souhaitaient installer son instrument un peu partout. Dans une salle de théâtre afin de combiner éclairage et ambiance acoustique accompagnant la pièce de théâtre ou encore fabriquer des lustres qui à la fois éclaireraient et joueraient de la musique.

Enfin, F. Kastner est l’auteur d’un embryon de théorie tout à fait fascinante : « la théorie des vibrations ». Cette théorie est née suite à la fabrication et à l’observation du fonctionnement du pyrophone. Si la description de l’instrument est bien détaillée, la théorie, elle, l’est beaucoup moins. Je reprends, dans ce texte, quelques-unes de ces propositions. Pour lui, les vibrations sont infinies, mais des interférences viennent donner des limites à ces infinies variations de vibrations et lorsque ces limites apparaissent par le biais des interférences, elles prennent alors formes et deviennent des objets. Selon sa thèse la lumière comme le son résultent d’un même schéma, la vibration, mais exprimées sur des fréquences différentes.

2008/2019


  1. Voir l’expérience de John Tyndall dans son livre sur le son où ce dernier donne l’expérience du diapason muni d’un miroir, éclairé par une lampe, ce dernier, lorsque le diapason vibre, renvoie vers un autre miroir le mouvement de cette vibration sous forme de lumière laquelle, alors, se projette sur un film, et le son du diapason se transforme en une onde en train de s’inscrire sur le film.↩︎