Il était sera ou le mariage du parfait et de l’imparfait : Gandahar

L’histoire

Sur la planète Tridan, dans le pays de Gandahar, les humains vivent en harmonie avec la nature. Un jour des hommes en métal noir attaquent les habitants de ce pays. La reine et le conseil féminin du pays envoient un soldat servant, sylvain, enquêter sur ces attaques. Sa mission est de ramener le maximum d’informations.

Au cours de son périple, il croisera les déformés qu’il croit d’abord à l’origine des attaques puis Airelle avec laquelle il est fait prisonnier par les hommes en noir. Ils sont enfermés dans des prisons œufs. Ils sont libérés par un reptile géant qui prend ses œufs prisons pour sa progéniture. Ils tombent amoureux. Sylvain souhaite continuer sa mission seul mais Airelle insiste pour l’accompagner : « Quand on n’est pas Dieu, il faut être deux. », lui dit-elle. Ils finissent par découvrir la base militaire de ces hommes en noir, une mystérieuse porte ainsi que celui qui est derrière tout cela : le grand générateur ou métamorphe, sorte de cerveau géant. Le mystère s’épaissit, les hommes en noir ne sont que des coquilles vides, uniquement remplies d’une mystérieuse matière.

Sylvain et Airelle décident de rencontrer le grand générateur. Le métamorphe semble non hostile envers Gandahar. Sylvain lui demande de réfléchir à ces hommes en noirs et quel est son rapport avec eux. Il sait que les hommes en noir le prennent pour un Dieu, il n’en connaît pas la source.

De retour à Gandahar Sylvain fait son rapport. Les savants observent les échantillons qu’il a ramené et découvrent que le métamorphe est l’oubli d’une expérience génétique passée tout comme le sont les transformés. La guerre enrage. Sylvain retourne parlementer avec le métamorphe, muni d’une seringue mortelle capable de le tuer.

Le métamorphe lui explique que ce n’est pas maintenant qu’il faut le tuer mais dans mille ans lorsqu’il sera devenu vieux et tyrannique, et, qu’il imaginera cette sombre guerre contre les gandahariens. Du futur, il construit une porte temporelle par laquelle il envoie l’armée des hommes en noir vers le présent, et, en retour, ils envoient les gandahariens faits prisonniers vers le futur. Cette guerre n’a d’autre but que de fournir des cellules neuronales jeunes afin de perpétrer la vie du métamorphe.

Sylvain sera enfermé dans un caisson d’hibernation pendant mille ans. À son réveil, il découvre une planète entièrement mécanisée et métallique. Un métamorphe devenu fou et tyrannique. Il parvient à le tuer, à sauver les gandahariens prisonniers avec la précieuse aide des transformés. Ils retournent à leur époque par le biais de la porte temporelle. Gandahar et ses habitants sont sauvés.

Les parfaits

Les hommes de Gandahar

Les humains vivent en harmonie au sein de Gandahar. Pour signifier cette harmonie, plusieurs rapides indices nous sont donnés, une vie simple et naturelle sans technologies, regroupée en petites tribus. Pour pêcher du poisson, il suffit de jouer de la flûte et les poissons sautent dans des barques aux allures de feuilles d’arbres. Les fruits de la nature sont abondants, les animaux partagent un même monde que celui des humains en une sorte d’osmose quotidienne. Une femme donne le lait de son sein à un petit animal qui vient de naître d’une plante. Douceur, bonheur, paix se dégagent de ce monde au ton joyeux et candide.

Cette société tribale est aussi une société matriarcale, régie par une capitale, Jasper, et dirigée par un conseil féminin et une reine. Tout semble aller pour le mieux dans ce monde idéal où il n’existe aucune violence même les soldats servants manient des armes dont les munitions sont des graines qui deviennent des ronces. L’observation extérieure des frontières se fait par communication avec des oiseaux-miroirs.

À l’approche de cette menace mécanique, un des savants de Gandahar se demande si ce n’est pas une folie que de croire cette douceur de vivre éternelle et acquise définitivement. Il pose la question du combat des soldats : n’ont-ils pas oublié l’art de la guerre ?

Les hommes-machines

Les hommes en noirs, véritables machines représentent une autre forme de société parfaite. Le discours de l’un deux nous renseigne quelque peu sur la société qu’ils construisent. Une société parfaitement uniforme et obéissante, ne craignant pas la mort. La mort est le lot des faibles épris d’individualisme et d’amour. « Je n’existe pas. » Entendons le double jeu de mots. Le sujet individuel n’existe pas et chacun, pour affirmer sa parfaite fusion avec le groupe, refuse sa propre existence. Négation du « je » personnel (première personne du sujet) et du « je » impersonnel (troisième personne du sujet) : je, en tant que sujet n’existe pas et le « je » en tant que personne est inexistant. Seule une entité collective existe. Cette phrase sera reprise par chaque homme de métal ainsi que les phrases suivantes : « Je suis vous. Vous êtes nous. Nous sommes lui. » Ils sont lui, le grand générateur, maître de leur énergie et futur maître du monde de Gandahar. Pays considéré comme civilisation du plaisir, du gaspillage et du laisser-aller. Le grand générateur veut reprendre en main ce monde immérité et l’anéantir totalement. Une délégation d’hommes machines ira à la rencontre du grand générateur afin de lui confirmer leur totale soumission et d’acquérir une nouvelle puissance. Dans le futur, sylvain comprendra que les carcasses des hommes métal sont en fait des cellules mortes du métamorphe transmuées en métal.

Les imparfaits

Les transformés

Le soldat servant sylvain va découvrir que la perfection de son monde subsiste avec son contraire, l’imperfection. Sa première rencontre imparfaite se fera avec

les transformés, humains aux multiples déformations, et, pourtant totalement paisibles. Ils ont été rejetés de Gandahar, vivant reclus dans des grottes afin que personne ne voit leur difformité. Ils sont le résultat de différentes expériences génétiques ratées. Sylvain connaissait l’histoire des transformés mais ne savait pas qu’ils avaient survécu. Ils ne sont rien d’autre que d’anciens humains de Gandahar.

Ils parlent un langage qui refuse le présent, ils ne parlent qu’en conjuguant tout verbe au passé et au futur dans la même phrase : « Il était sera ». Cette étrangeté linguistique est issue de leurs vécus, ils se dégradent continuellement et ne peuvent accepter ce qu’ils sont dans le présent. Autrefois ils possédaient même un don de voyance qu’ils ont perdu. Il ne leur reste qu’une prophétie double dont ils ne comprennent plus le sens : « dans mille ans Gandahar a été détruite ; il y a mille ans Gandahar sera sauvée. » Le passé-futur est devenu la langue des transformés ainsi que leur croyance.

Les transformés interviendront par deux fois à des moments clefs de l’histoire de l’invasion grâce à leurs pouvoirs psychiques qu’ils n’ont pas complètement perdus. La première fois, dans le présent, afin de faire reculer l’invasion des hommes machines. La seconde, dans le futur, afin d’aider Sylvain à détruire

le métamorphe.

Ils agissent dans l’espoir d’être enfin reconnus comme légitimes par Gandahar et qu’ils en sont bien les enfants.

Le grand générateur

Il est une sorte de cerveau géant. Les hommes-machines le vénèrent totalement et participent à sa guerre en lui livrant les hommes de Gandahar. Ils pensent qu’il est un dieu, mais il n’en est pas un. Il n’est pas certain d’avoir donné des ordres aux hommes-machines et pourtant il lui semble bien. Le grand générateur est un cerveau géant nommé le « métamorphe » qui, lui aussi, semble être en lien avec Gandahar. Il connaît son origine en tout cas, sans pour autant expliciter celle-ci à sylvain dans un premier temps. Le métamorphe espère trouver le rapport entre lui et les hommes-machines.

Sylvain, avec l’aide des savants de Gandahar, et après analyse des échantillons du métamorphe et celui d’un homme-machine, établissent qu’ils sont de même nature. Ils appartiennent au métamorphe ; la seule différence réside dans leur âge. Celui de l’homme-machine est beaucoup plus âgé que celui récupéré dans le métamorphe. Sylvain en conclut que les hommes-machines sont nés du métamorphe.

Les scientifiques de Gandahar s’aperçoivent que le métamorphe est, en fait, une autre expérience malheureuse de leurs ancêtres, une expérience qui leur a échappé. Ils voulurent l’arrêter et le tuer mais le métamorphe s’est défendu, a survécu et a été oublié durant des générations. Les hommes-machines sont animés par quelques neurones vieillissants du métamorphe. La reine en conclut que Gandahar a généré ses propres ennemis en toute inconscience.

Sylvain décide de retourner voir le métamorphe pour lui expliquer l’origine de ce mal et le tuer s’il refuse d’entendre raison. Le métamorphe surprend Sylvain en lui révélant que les hommes métal viennent du futur. Cette invasion qui n’a pas encore commencée est pourtant bien réelle ! Elle est possible grâce à la porte temporelle. Le métamorphe lui explique qu’il ne supporte pas l’idée qu’il soit devenu un tyran assassin et demande à Sylvain de le tuer dans mille ans. Pourquoi pas aujourd’hui ? Le métamorphe ne le veut pas et il n’est pas encore vulnérable.

Le métamorphe met en hibernation Sylvain, il se réveillera dans mille ans avec la mission de tuer le métamorphe, l’armée des hommes métal mourra elle aussi, en même temps.

Il est le grand manipulateur de l’histoire. Il utilise les habitants de Gandahar comme de simples pions jouant un jeu qu’il est le seul à maîtriser. Cependant les pouvoirs psychiques des transformés et la mission qu’il donne à Sylvain le détruiront. Sa machination quasi divine ne peut aboutir à une véritable liberté pour les autres, elle se métamorphose en une totalité autodestructrice.

Les rebuts du corps

Le corps est mis en question plusieurs fois dans le film. Le métamorphe qui n’est que pur cerveau sans corps utilise son armée pour figer en statues de pierre les humains, il ne s’intéresse qu’à leurs cellules neuronales non pas à leurs corps. Les statues en pierre entrent dans une curieuse résonance avec l’armée métallique. L’armée est un corps sans corps, une carapace vide tout comme les statues de pierre. Le corps est doublement rejeté, il n’est qu’un pur mécanisme pour le métamorphe et il ne veut des corps que leurs neurones.

Sylvain lui reprochera de ne pas saisir les sentiments et les sensations liées au corps. Le métamorphe lui répond qu’il est désolé d’exister. Dans les archives scientifiques de Gandahar, nous apprendrons que le métamorphe a développé des sens tels que le toucher, la vision et aussi d’autres que nous ne connaissons pas. Il connaît des sensations sans avoir un corps comme le nôtre.

Les transformés, aux corps difformes, expriment une autre forme de rejet du corps. Celle de l’imperfection anatomique. Les corps ne sont plus symétriques. Toutefois ces malformations leur donnent accès à d’autres formes d’expression de la symétrie : ils cultivent des pouvoirs psychiques comme le don de prophétie, la télépathie en communion. Cependant l’idée de perfection se traduit par une symétrie parfaite dans l’armée métallique et celle des habitants de Gandahar laquelle correspond à notre sentiment esthétique le plus basique.

Un corps qui n’est pas symétrique ne peut atteindre la beauté, telle que nous l’entendons grossièrement, mais il peut atteindre d’autres formes esthétiques qui lui redonnent une symétrie à laquelle nous ne sommes pas habitués. Les pouvoirs psychiques s’affirment comme la complémentarité symétrique d’une autre esthétique. Le peuple des transformés, malgré sa mise au rebut par deux fois, dans le passé et dans le futur, vit paisiblement et en parfaite harmonie avec lui-même et les autres.

La question du temps

Dans ce film le temps est suspendu entre passé et futur. Le présent est la rencontre fortuite de ces deux zones temporelles dans lequel il se compose un nouveau temps : le passé-futur. La passé comme le futur dirigent un présent dont l’existence est irréelle puisqu’il est l’expression mélangée des temps. La prophétie des transformés en est la preuve.

Dans cette fusion des temps sans présence véritable, les habitants de Gandahar ont réussi à créer un monde paradisiaque, idyllique et utopique. Leur quête de perfection est semée de nombreuses erreurs qu’ils ont voulu oublier avec le temps. Ces erreurs se rappelleront à eux : les transformés, le métamorphe avec chacun leur identité et leur place dans l’histoire. Ces nombreux croisements entre passé et futur de Gandahar se conjuguent en un présent étrange à lui-même.

Tout le monde vit dans un instant présent qui n’est plus celui de leur histoire propre mais celle de leurs oublis et de leurs erreurs. Les transformés et Gandahar en sont les protagonistes qui n’ont pas encore conscience de ce qu’il se trame dans les recoins du temps, excepté le métamorphe. À ce propos, il sera très explicite sur ce sujet lorsqu’il déclare à sylvain : « Qu’est-ce que tu sais du temps, de sa continuité, de ces trous, de ses fausses perspectives, de ses paradoxes apparents, de ses combinaisons avec l’espace ? » Dans le futur il créera la porte temporelle qui permet à ses troupes de voyager dans le passé.

Les gandahariens, peuple pacifique, en harmonie avec la nature, victime d’une guerre sans merci de la part d’un peuple mécanique, telle est la première impression que laisse entendre le début de l’histoire. Un message écologique à peine voilé et naïf. Au cours de l’histoire, celle du film, il se révélera comme un peuple peu reluisant qui cache ses multiples erreurs et veut oublier son passé scientifique basé sur de folles expériences de transformations génétiques. Il fabriquera dans le passé, à l’ insu de son plein gré, un monde futur qui le détruira dans le présent.

Derrière l’utopie annoncée du début puis sa mise en perspective la fin de l’histoire se résume dans l’acception de la différence par rapport à la recherche de l’harmonie et de l’unité. Il ne peut en aller autrement. Toute recherche de la perfection que ce soit chez les gandahariens ou chez le métamorphe, elle ne peut aboutir qu’à une catastrophe : l’élimination des uns au profit des autres et la modification du temps.

Dès lors la nouvelle utopie réalisée, elle, qui se dessine est celle d’un vivre ensemble avec ses qualités et ses défauts, ses erreurs passées et sa vie actuelle. Les défauts, les erreurs passées, lesquelles brisent la symétrie idéale, ne doivent pas être rejetés, perdus, oubliés parce qu’ils finiront, un jour ou l’autre, par réapparaître, revenir pour modifier le court de l’histoire présente. En les cachant, en voulant les faire disparaître ou en voulant les oublier, ils n’attendent que le moment propice pour ressurgir parfois en aidant, parfois en détruisant. Il ne peut y avoir de perfection, de pureté utopique que dans un temps qui n’existe pas réellement. L’instant présent se nourrit humblement de la réalisation de tout ce qui le constitue sans exclusion aucune ; toute forme d’exclusion qui amène à l’exclusivité ne peut que modifier la relation même au temps, il n’est plus l’instant présent mais une légende, une prophétie d’un passé-futur éternel.

Vivants ! L’orgueil habite vos demeures. 
Il fait nuit dans votre cité ! 
Le ciel s’étonne, ô foule en vices consumée, 
Qu’il sorte de la paille en feu tant de fumée,
De l’homme tant de vanité !

Tu regardes les cieux de travers, triste race !
Tu ne te trouves pas sous l’azur à ta place !
Tu te plains, homme, ombre, roseau !
Balbutiant : Peut-être, et bégayant : Que sais-je ?
Tu reproches le soir à l’aube, au lys la neige,
Et ton sépulcre à ton berceau ! (…)

Homme, si tu pouvais, tu tenterais l’espace.
Ce globe, si ta force égalait ton audace,
S’évaderait sous ton orteil,
Et la création irait à l’aventure
Si ton souffle pouvait, ô folle créature,
Casser l’amarre du soleil ! (…)

Montre ta force.
Allons, règne.
Que l’étendue Sous ton vaste regard se prosterne éperdue ;
Prouve aux astres leur cécité ;
Déplace les milieux, les axes et les centres ;
Fouille l’onde et l’éther ; poursuis dans tous ses antres La monstrueuse immensité !

Questionne, surprends, scrute, découvre, arrache !
Harponne au fond des mers le typhon qui s’y cache ;
Trouve ce que nul n’a trouvé ;
Sois le tout-puissant ; fais des pêches inouïes ;
Sonde et plonge ; et reviens, traînant par les ouïes L’hydre océan sur le pavé ! (…)

L’homme seul nie et crie : À bas !
Tout est mensonge, Rien n’existe.
Le ciel est creux.
L’être est un songe.
Pillons les jours comme un butin !
Dieu tranquille et lointain dore, à travers la brume,
Toute cette colère et toute cette écume Brisée à ce roc, le destin. (…)

Mais nous luttons, esprits !
Nous vaincrons. Dieu nous mène.
Il est le feu qui va devant l’armée humaine,
Le dieu d’Eve et de Déborah.
Un jour, bientôt, demain, tout changera de forme,
Et dans l’immensité, comme une fleur énorme, L’univers s’épanouira !

Nous vaincrons l’élément !
Cette bête de somme
Se couchera dans l’ombre à plat ventre, sous l’homme ;
La matière aura beau hurler ;
Nous ferons de ses cris sortir l’hymne de l’ordre ;
Et nous remplacerons les dents qui veulent mordre Par la langue qui sait parler.

Victor Hugo ; Tout le passé et tout l’avenir – extraits – in La légende des siècles

Gandahar, film d’animation de René Laloux, 1987