Glisser dans l’espace-temps : « les deux mondes »

L’histoire

Dans un monde parallèle, au village de Bégamini, une tribu opprimée fait des incantations au ciel afin qu’un sauveur vienne les libérer du joug de Zotan, le tyran cannibale.

A Paris, dans le monde normal… Rémy Bassano est un petit restaurateur d’œuvres d’art timide, discret et sans histoires. Il est marié à Lucile avec qui il a deux enfants.

Un jour, Rémy retrouve son atelier inondé, il perd alors son travail et sa femme Lucile lui annonce brutalement qu’elle le quitte pour un autre. Il court chercher du réconfort chez ses parents et alors qu’il est en train de servir le café à ses nombreux frères et sœurs, il est aspiré dans le sol, traverse le temps et se retrouve à Bégamini.

Là, dans leur étrange village, les Bégaminiens l’accueillent comme le libérateur qu’ils espèrent depuis toujours.

La vie moyenne du héros

La vie de Rémy Bassano est parfaitement réglée : une femme, deux enfants, un emploi, et pourtant il y a quelque chose qui ne va pas. Cela nous est signifié par plusieurs points d’entrée :

Sa femme, dont le métier l’oblige à voyager, aimerait partir avec lui durant ses déplacements professionnels. Il refuse, étant plutôt casanier.

Cela fait plus d’un mois qu’ils n’ont pas fait l’amour.

L’émergence d’un amant.

Une vie plutôt moyenne et routinière avec ses aléas. Pourtant Rémy va se trouver aspiré par quelque chose d’autre qu’il ne comprend pas. Il y a un autre, des autres qui l’appellent vers un destin différent. A la suite d’un malencontreux oubli, un robinet d’eau non fermé, son atelier de restaurateur est inondé, il va se retrouver ailleurs, dans un autre monde.

Quand tout va mal dans ce monde (inondation de son atelier, harcelé par les assurances, sa femme lui annonce qu’elle a un amant et lui demande de quitter l’appartement, perte de son emploi) il s’enfonce littéralement pour se retrouver dans un monde différent où son rôle est beaucoup plus ambitieux. Il n’est plus la victime de la société qui s’abat sur lui mais le héros que tout le monde attend.

Dans cet autre monde il est le libérateur, le sauveur tant attendu. Il doit sauver un peuple d’un géant tyran et cannibale. Sa vie de héros peut commencer. Tout d’abord il la refuse, ne se sentant pas prêt à se battre. Sa timidité maladive lui demande de fuir. Pourtant mis au pied du mur, ou plutôt suspendu dans le vide, il va être obligé d’accomplir sa tâche de héros.

Il se demande bien comment il va agir. Doit-il se muscler pour muscler sa présence ? Il commencera avec cette idée puis il choisira des livres de stratégies qu’une libraire lui conseillera de lire. Ce qui lui correspond le plus.

Les illimitées de la superstition

Il découvrira que le peuple des Bégaminiens est entouré de croyances, de superstitions. Ce qui l’aidera beaucoup afin de donner consistance à son personnage de sauveur. Il doit aider ce peuple à franchir les abords de leur village-tour signifié par quelques piliers en pierre dont il est dit depuis des générations que le franchissement de ces piliers marquerait la perte des habitants. Rémy leur prouve que cette histoire n’est qu’une croyance et qu’ils peuvent franchir le seuil de leur village-tour. Le parallèle est évident avec le mode de vie protecteur forgé par Rémy, sa « tour d’ivoire ». En même temps qu’il aidera ce peuple à franchir les limites de leurs superstitions, il franchira dans son monde les limites qui le bloquaient.

Une fois cette première limite franchie, le magicien du village lui demande d’accomplir des actes impossibles comme changer la direction des vagues, bouger des montagnes, accélérer la tombée de la nuit. Rémy ne sait pas quoi répondre. Franchir une limite, est-ce avoir un pouvoir illimité, une action sur toutes les choses ? Certaines croyances ne sont que des limites dans la mesure de notre possible. Mais il y a des limites infranchissables. Comme il ne peut le faire, certains villageois doutent qu’il soit véritablement leur sauveur.

Sun Tzu à Pôle Emploi

Durant ses premiers voyages vers l’autre monde, Rémy est toujours happé par hasard et se retrouve accoutré de manière totalement décalée par rapport au rôle qu’il doit jouer. Rémy, en costume cravate et ses soucis administratifs marque ses premières apparitions. Rémy le stratège, en boxer, t-shirt et une couette pour cape vaut son pesant d’or dans le film. Il va vite prendre conscience des possibilités fantasmatiques que lui offre un tel monde.

Il va, dès lors, passer une série de fantasmes clichés tous plus absurdes les uns que les autres sans aucune originalité. Faire l’amour avec plusieurs femmes en même temps (même s’il continue à penser à sa femme), fin stratège et guerrier (gagner des guerres, un combat de type chevaleresque), peintre de génie (il dessinera une reproduction locale de la Joconde), il aidera un inventeur à placer son moteur au bon endroit, bâtisseur de villes, conquête amoureuse au détriment d’un concurrent avec une des plus belles femmes qui saura être fidèle et l’attendra quoiqu’il arrive alors que dans sa vie il n’a pas réussi à préserver son couple. Tout en passant ces clichés fantasmatiques à la moulinette, il change d’attitude, s’habille en conséquence (la référence à un célèbre empereur romain est évidente) ; il devient même colérique, tyrannique en exerçant un pouvoir quasi absolu.

Les Bégaminiens finiront par remettre en cause son pouvoir, son désir de mettre en place la liberté qui leur demande de faire un effort alors que sous le joug de Zotan tout était beaucoup plus simple. Ce qui le poussera à revenir dans le monde réel ne comprenant plus pourquoi il n’est plus aimé, lui le sauveur, le libérateur devenu tyrannique par amour de la liberté et de son peuple.

Une autre scène du film le ramène durement à la réalité. Lorsqu’un conseiller de pôle emploi lui demande ses autres compétences à part celle de peintre restaurateur. Il affirme savoir diriger des peuples, faire des guerres, être bâtisseur de villes, etc. Le conseiller craque et pense qu’il se moque de lui. A la fin, il accepte un boulot de distributeur de tracts.

Accomplir la prophétie du couple

Rémy sauvera son couple et son amour en même temps qu’il accomplira la prophétie des Bégaminiens en tuant Zotan le tyran. Cette aventure va le faire passer symboliquement d’un statut à un autre qui est souligné par le passage de son atelier du sous-sol, sombre et opaque, à un atelier donnant sur la rue, clair et transparent. Au début du film, il est timide, casanier, timoré, laisse faire sa femme qui le trompe et lui demande de partir. Tout au long de ses voyages glissés d’un espace à un autre il va trouver de nouvelles ressources en lui. Il pourra dépasser sa timidité et son esprit casanier puisque pour reconstruire son couple il rejoindra sa femme à Barcelone.

La question du temps

Dans « la machine à explorer le temps », la possibilité de voyager dans le temps se réalise si nous restons au même endroit. Dans ce film, l’opération inverse se produit. Lorsque le temps se fige, se bloque alors il est possible de voyager dans un espace différent. Le premier espace devient transparent, liquide, disparaît au profit d’un autre espace ; rémy s’enfonce dans ce monde à la réalité devenue évanescente pour atteindre un autre lieu. Un nouvel espace-temps se constitue exprimant, ainsi, une autre réalité devenue solide et présente.

Dans ce nouvel espace-temps, les propriétés physiques, temporelles et biologiques sont sensiblement les mêmes à l’exception des lunes et des trois soleils existants et du géant Zotan. Cependant une magie opérationnelle de Bégamini influence notre monde en créant des portes qui permettent de glisser d’un monde à un autre. L’ouverture de ces portes sont liées à l’eau alors que le feu les bloque. Par cette magie Rémy explorera un ensemble de frustrations face à un monde dont l’architecture hiérarchique et administrative le dépasse et l’enfonce malgré lui et son désir de tranquillité, de disparition, de se terrer (son lieu de travail est sous le sol).

Rémy Bassano est à l’image de ce monde. Il fabrique de l’étrangeté. Elle se caractérise chez lui par une immersion complexe, régie par un état hiérarchisé au travers de ses normes. Cette « hiérarchie des normes » façonne une identité et des places presque prévues à l’avance devant lesquelles il veut disparaître dans un premier temps. Puisque l’action se situe en France, cette hiérarchie des normes est représentée par la Constitution, les Lois et les Règlements (représentée par les assureurs, les avocats qui lui font comprendre qu’il s’est mal protégé au regard de la loi). Elle permet le fonctionnement d’un état de droit ; la Constitution prévaut sur la Loi et la Loi prévaut sur les Règlements. Le Conseil Constitutionnel garantit la conformité des Lois à l’aune de la Constitution qui est le fondement philosophico-politique de notre pays.

Face à une telle architecture l’être humain moderne peut se sentir désemparé ; ne plus avoir de place revient à ne plus se penser dans une temporalité historique et institutionnelle. Ce que Rémy expliquera à un moment donné. Il n’est pas certain qu’il ait une place dans ce monde. Dans cet autre monde, celui de Bégamini, si, il peut enfin retrouver la place qui lui manque, être l’histoire, être un sauveur, un libérateur, un législateur, un bâtisseur, un créateur. Il se retrouve au centre de tout et tout tourne autour de lui. Pourtant cette place centrale, quasi omnisciente et tyrannique, est tout aussi fragile que cette place qu’il n’a pas dans sa vie.

Ce besoin de « trouver sa place » pourrait être, à première vue, une simple question de psychologie (le timide qui a du mal à s’affirmer et qui exprime ses fantasmes de supériorité dans un monde virtuel) ; n’est-il pas, ce besoin, le résultat d’un monde à l’architecture complexe dont nous aurions perdu, en partie, l’essence de son fonctionnement ? Cette hiérarchie des normes ne s’exprime plus comme une structure, un fondement, l’ossature solide d’une société fondée sur le droit qui se place dans un contexte historique mais comme une série infinie de tracas administratifs dont chacun, chacune veut échapper pour pouvoir se terrer et vivre tranquille. Ses tracas administratifs ne sont plus que l’expression désincarnée, déstructurée, éloignée de toute signification qui se rattache à une histoire, un contexte historique n’étant plus que l’expression d’un présent perpétuel qui attaque l’individu avec des contrôles incessants, des contrats qui le dépassent.

Dès lors la fabrication d’un second monde où cette place perdue est enfin retrouvée grâce à un glissement spatial en-dehors du temps devient évidente. Elle ouvre de nouvelles possibilités à celui, celle qui est perdu-e, qui ne voit plus la place qu’il ou elle occupe sauf que ces opportunités sont vites rattrapées par une série de clichés fantasmés lesquels révèlent tout simplement que l’être humain moderne ne se pense presque plus dans le temps mais en-dehors du temps comme s’il existait deux histoires différentes qui ne peuvent plus s’attacher ensemble et former une continuité entre les deux.

Il ne reste plus qu’une série d’envies illusoires d’un pouvoir créateur dans un autre monde où l’histoire qui s’écrirait serait celle des individus qui s’émanciperaient de ce monde sauf que ces derniers ne se connaissent plus eux-mêmes croyant être sages alors qu’ils ne le sont pas. Rémy, à la suite des nombreuses plaintes du peuple de Bégamini, s’exclamera : « Mais qu’est-ce qui se passe ? On m’aime plus ? » alors qu’il leur a apporté la construction de villes, des évolutions techniques et sociales non négligeables. Plus loin, encore interpellé par le peuple, il affirmera : « Il faut travailler pour mériter sa liberté ! Travailler ! »

La pauvreté conceptuelle de son organisation sociale et étatique de type « royal et prophétique avec la garantie de la liberté » n’est pas suffisante. Devant la colère de son peuple, il s’excusera une dernière fois en expliquant qu’il n’est pas à la hauteur avant de s’enfoncer dans le sol et de retourner chez lui pour reconquérir son couple. Pourtant le véritable accomplissement de la prophétie, comme nous l’apprendrons à la fin, n’est pas de libérer le peuple en tuant Zotan et de le gouverner mais de manger le sauveur. Autrement dit le peuple de Bégamini ne peut acquérir sa véritable liberté que lorsqu’il mange, littéralement parlant, le pouvoir incarné par Rémy. Ce qui répond par écho au cannibalisme de Zotan. Il ne peut que fuir, une dernière fois, Bégamini dont cette ultime clef de la prophétie le perturbe complètement. Ayant quitté ce pouvoir qui allait le dévorer et qui l’a consumé par vanité et orgueil, la boucle semble être bouclée avec le retour dans l’histoire de son couple qu’il reconstruit.

La question du pouvoir reste ouverte : doit-il s’incarner chez un ou des individus sous une forme prophétique au risque de manquer de sagesse et de se remplir de vanité et d’orgueil, et, le peuple dévorera tôt ou tard ce pouvoir incarné ou doit-il s’incarner dans une institution complexe non prophétique avec des normes hiérarchisées lesquelles bloqueront ce manque de sagesse, ces désirs d’orgueil et de vanité, de prophétie ?

La dernière image du peuple de Bégamini est symboliquement forte, ils érigent un totem de bois à l’effigie de Rémy habillé de la cape couette de lit. Deux mondes, en effet.

film “les deux mondes” par Daniel Cohen, 2007