La nature du temps

Présentation de quelques traits de la pensée d’Humberto Maturana

H. Maturana est un biologiste et un philosophe. Il lui arrive de parler du temps, du langage, de la réalité à partir du point de vue du vivant. Il a forgé de nombreux nouveaux concepts qui s’appuient sur la nature même du vivant, à savoir un système à structure déterminée qui coordonne continuellement ses actions avec lui-même et d’autres systèmes vivant à structure déterminée. De cette coordination continuelle entre plusieurs systèmes naît un échange circulaire d’informations qui donnera lui-même naissance à un comportement linguistique et, par conséquent, à un nouveau comportement lié à ces échanges que nous nommons habituellement par « connaissance » et « langage » lesquels sont eux-mêmes des comportements de type linguistique qui dénotent un échange circulaire plus abstrait faisant ressortir les caractéristiques circulaires et répétitives de ces mêmes échanges.

De ce fait, le monde physique n’existe que comme un second plan, une niche environnementale qui s’adapte en fonction des interactions avec les entités vivantes existantes en son sein. De la même manière, le vivant est ce qui vient en premier avant même l’être humain qui n’en est qu’une des expressions spécifiques. En conséquence, il n’existe pas de réalité indépendante, objective qui existerait en dehors de nous-mêmes en tant qu’êtres vivants. Les notions de réalité, de physique ne sont que des abstractions linguistiques issues de nos échanges continuels et circulaires avec l’environnement, nous-mêmes et d’autres systèmes vivants tout en oubliant que ces abstractions n’ont pas d’existence propres en dehors des systèmes vivants qui les forgent, à savoir les êtres humains. Pour Humberto Maturana, nous ne sommes plus conscients de cela, dès lors nous croyons que la réalité, le monde physique ont des existences tangibles.

Quelques courtes explications de certains concepts utilisés par Maturana dans le texte ci-après et définis par lui-même ailleurs dans d’autres textes.

Observateur :

« Tout ce qui est dit est dit par un observateur. » (Maturana & Varela, 1980)

« Un observateur est un système vivant qui peut faire des distinctions, spécifier, ce qu’il ou elle distingue en tant qu’unité, une entité différente de lui-même ou d’elle-même et qui peut être utilisé pour décrire ou manipuler des interactions avec d’autres observateurs. » (Maturana, 1978)

Domaine :

« Le domaine de connaissance d’un observateur circonscrit toutes les descriptions qu’il lui est possible de faire. » (Maurana & Varela, 1980)

Cognition & adéquation (que j’ai parfois traduit par connaissance) :

« La cognition est un phénomène biologique et ne peut être que comprise comme tel. » (Maturana & Varela, 1980)

« Pour un système vivant, vivre c’est connaître et le domaine de connaissance du vivant est une extension du domaine des différents états du vivant autonome. » (Maturana, 1978)

« Si nous réfléchissons à ce que nous faisons quand nous voulons savoir si une autre personne ou un animal dispose d’une connaissance dans un domaine particulier, nous comprenons que nous recherchons un comportement adéquat de l’action d’une personne ou d’un animal dans ce domaine en posant explicitement une question à l’intérieur de ce domaine. Si nous considérons que le comportement ou l’action (ou leur description possible) sont adéquats ou satisfaisants par rapport au domaine spécifié par notre question alors nous affirmons que cette personne ou cet animal connaissent. Dans le cas contraire, nous considérons que l’action ou le comportement n’est pas adéquat ni satisfaisant par rapport au domaine spécifié par la question alors nous affirmons que la personne ou l’animal ne disposent pas de connaissance dans ce domaine. » (Maturana, 1988)

Explication :

« Une explication est toujours l’intention d’une reproduction ou d’une reformulation d’un système ou d’un phénomène adressé par un observateur à un autre observateur qui doit accepter ou rejeter en admettant ou en reniant que ce modèle ou ce phénomène peuvent être expliqués. » (Maturana, 1978)

déterminisme structurel :

« Le déterminisme structurel est un principe selon lequel les changements subis par une entité vivante soumise à un système organisationnel sont contrôlés par sa structure (la structure représente l’unité de l’entité vivante) plutôt que par une influence directe de l’environnement. » (Maturana, 1978)

Processus :

« Un système vivant est un système cognitif et le vivant en tant que processus est un processus de connaissance. » (Maturana & Varela, 1980)

Comportement linguistique (languaging) & comportements coordonnés par des consensus :

« Pour un observateur qui voit deux ou plusieurs organismes agissant dans un domaine coordonné et consensuel, les organismes semblent agir avec des représentations communes et, ainsi, pour l’observateur un domaine consensuel fonctionne comme un domaine linguistique dans lequel les comportements des organismes interagissant entre-eux constituent des indications ou des descriptions communes coordonnés à leur domaine d’interactions liés à leurs comportements. »(Maturana, 1978)

système nerveux :

Un système nerveux se définit comme un système (une unité) par les relations qui le constituent comme un réseau fermé de neurones interactifs (…).

L’organisation du système nerveux comme un réseau fermé de neurones interactifs doit rester invariante, toutefois sa structure peut se modifier si elle est couplée aux modifications structurelles d’autres systèmes à l’intérieur desquels elle se trouve, par exemple un organisme (sous-entendu composé, ndt), et, à son tour, cet organisme (composé, ndt) existe, dans un environnement, comme une unité autopoïétique (qui se fabrique par elle-même, ndt) laquelle est, récursivement, ce qu’elle est. (…)

Un réseau neuronal fermé n’a ni entrée ni sortie en surface lesquelles se définiraient comme caractéristiques de son organisation (…). Pour un tel système fermé, l’intérieur (ou entrée) et l’extérieur (ou sortie) n’existent que pour l’observateur qui les voit non pas pour le système en lui-même.

Pour n’importe quel animal, la structure de son système nerveux et sa structure en tant qu’organisme complet, et non pas la structure de l’environnement, détermineront quelles configurations structurelles de l’environnement pourront constituer ses perturbations sensorielles ainsi que les changements internes qu’il subira en fonction de ces interactions particulières.

(…) l’exemple du pilote d’avion : « Un pilote d’avion est isolé du monde extérieur. Tout ce qu’il peut faire, c’est manipuler les instruments de l’avion en fonction des indications lues, fournies par les instruments de l’avion. Quand le pilote sort de l’avion, sa femme, ses amis lui disent : « Quel vol ! Quel magnifique atterrissage ! Nous étions effrayés à cause de l’épais brouillard. » Le pilote répond avec surprise : « Quel vol ? Quel atterrissage ? Je n’ai ni volé ni atterri ; j’ai seulement modifié certaines relations internes de l’avion obtenues par la lecture des indications liées à l’ensemble des instruments de ce dernier. » (Maturana, 1978)

La nature du temps (traduction du texte)

Je ne souhaite pas traiter tous les domaines dans lesquels le mot temps est utilisé comme s’il était un aspect évident du monde ou des mondes que nous, humains, vivons. Le fait même que le temps puisse donner matière à réflexion nous montre que ce que le mot temps évoque change avec les circonstances où il est utilisé. Ce seul fait, cependant, ne devrait pas être un problème, il devrait nous inviter à entrer dans des réflexions plus profondes si nous acceptions que le contexte dans lequel le mot temps est utilisé définit le sens du mot pour chaque cas où il est utilisé. Ce n’est pas ce que nous faisons, nous posons la question « qu’est-ce que le temps ? » comme si nous pensions que le mot temps se référait à une entité indépendante ou à une dimension de la nature qui pourrait être révélée ou décrite en faisant un effort de réflexion, même si l’essence finale de ce dernier nous échappe. Je considère, toutefois, que la question « qu’est-ce que le temps ? » est suffisante parce qu’elle sous-entend, dès le départ, que le temps peut être traité comme une forme d’entité indépendante ou une dimension de la nature. Et je considère qu’un tel point de vue est insuffisant parce que je pense que ce dont nous parlons, nous êtres humains, sont des relations qui apparaissent dans le langage comme des domaines fermés par des comportements récursifs coordonnés de manière consensuelle. Je vais commencer par expliquer sommairement ce que j’entends par vivant, langage, cognition et, ensuite, je répondrai à la question « quelles distinctions faisons-nous ou évoquons-nous lorsque nous parlons du temps ? » Le vivant

Le vivant se situe dans un maintenant, dans un moment où il prend place. Le vivant est une dynamique qui disparaît là où elle se forme. Le vivant se situe dans un non temps, sans passé ou futur. Passé, présent et futur sont des notions que nous, être humains, les observateurs, inventons quand nous expliquons notre présence dans le maintenant. Nous inventons le passé comme source du maintenant ou du présent, et nous inventons le futur comme une dimension qui apparaît comme une extrapolation des régularités de notre vie dans le maintenant, le présent. Étant donné que le passé, le présent et le futur sont inventés pour expliquer notre vie dans le maintenant, le temps est inventé comme un arrière plan dans lequel passé, présent et futur peuvent prendre place. Mais la vie, le vivant, prend sa place dans le maintenant comme un processus continu et changeant. Dire cela, bien entendu, est une manière d’expliquer l’expérience d’être dans le maintenant à l’intérieur de laquelle nous nous trouvons nous-mêmes de la même manière que nous demandons une explication du vivant, du temps… Le langage

J’ai affirmé, et je pense l’avoir démontré, dans d’autres publications, que le langage est une forme de circulation continue au sein du vivant en même temps qu’un comportement récursif de consensus coordonnés, et que ce comportement linguistique (languaging) consiste en un réseau opérant d’actions coordonnées par des consensus coordonnés par d’autres consensus au sein d’une dynamique relationnelle de comportements coordonnés par des consensus laquelle est constitutivement ouverte à des répétitions infinies (réf 1 et 2). De plus, nous sommes, en tant que systèmes vivants, des systèmes à structure déterminée, et rien de ce qui nous est externe ne peut déterminer ou spécifier ce qui se produit en nous. De ce fait, les agents externes qui, à tout moment, viennent vers nous ne peuvent déclencher en nous que des changements structuraux déterminés par notre structure à cet instant. En conséquence, tout ce que nous faisons à tout instant se produit en nous et est déterminé en nous par notre structure à cet instant, à la fois comme résultat de notre dynamique structurelle interne et fermée, et, comme résultat de la modulation de cette dynamique structurelle par le biais des changements structurels déclenchés en nous par les interactions auxquelles nous participons. De ce fait, nous devons dire que nous sommes constitutivement « aveugles » aux caractéristiques intrinsèques d’un environnement vu comme une réalité indépendante, si, toutefois, les caractéristiques intrinsèques d’une telle réalité indépendante ont un sens. Cette situation va avoir des conséquences fondamentales pour comprendre ce que nous cherchons et ce qui se passe en nous en tant qu’êtres avec un comportement linguistique (languaging).

  1. Le comportement linguistique (languaging), comme forme d’une circulation continue de consensus coordonnés et récursifs du comportement, est une manière de vivre à l’intérieur de ces actions coordonnées, non pas une manière de symboliser les caractéristiques d’une réalité indépendante. Autrement dit, le comportement linguistique (languaging) est une manière de vivre en faisant des choses ensemble dans le domaine particulier des actions consensuelles à l’intérieur desquelles le langage prend place comme un flux d’interactions continues entre les participants. Nous, êtres humains, existons dans le langage, et comme nous parlons dans le langage nous ne pouvons rien dire en dehors du langage.

  2. La façon dont nous participons à chaque instant dans la circulation continue du comportement linguistique (languaging) se construit à la suite de nos interactions liées à un moment présent selon notre structure liée à cet instant. Donc ce que nous faisons dans le langage à chaque instant est déterminé par notre structure liée à ce moment présent, peu importe de savoir comment nous sommes arrivés avec cette structure liée à ce moment présent.

  3. Le résultat principal de nos interactions récursives dans le langage est que notre structure change de manière contingente au cours de notre comportement linguistique (languaging) à l’intérieur de la circulation continue de ces interactions. Notre réalisons notre structure moment après moment selon le cours de notre comportement linguistique (languaging) et nous utilisons le langage moment après moment selon notre structure liée à un moment présent.

  4. Nous, êtres humains, existons dans le langage. Nous sommes le type d’êtres que nous sommes en ce que nous circulons dans le langage et nous venons au langage par la circulation continue de nos consensus coordonnés et récursifs des consensus coordonnés liés au comportement. Ou, dit autrement, nous existons dans une dynamique fermée du comportement linguistique (languaging) et tout ce que nous faisons en tant qu’humains prend place dans le langage comme une circulation continue de consensus coordonnés par des coordinations consensuelles liées au comportement. De ce fait, tout ce que nous affirmons ou pouvons dire, tout ce que nous distinguons en faisant ce que nous faisons comme observateurs (et en tant qu’êtres humains avec un comportement linguistique -languaging-), prend place dans une circulation de consensus coordonnés liés au comportement sans aucune autre référence à quoi que ce soit en dehors de ce comportement linguistique (languaging). Que nous agissions comme humains ordinaires, ou philosophes, biologistes, physiciens, artistes, ou tout ce que vous voulez, revient au même.

  5. Les objets apparaissent dans le langage comme consensus coordonnés liés au comportement lesquels coordonnent les actions d’un comportement. En tant que consensus coordonnés d’un comportement, les actions coordonnées, que sont les objets, fonctionnent comme des signaux pour d’autres comportements coordonnés, et, comme tels, obscurcissent les comportements qu’ils coordonnent. De plus, dans la coordination consensuelle récursive des consensus coordonnés par la circulation continue du comportement linguistique (languaging), plusieurs domaines d’objets agissent comme différents types d’opérateurs de comportements coordonnés lesquels deviennent des signaux pour les actions coordonnées dans les différents domaines de ces consensus coordonnés par des actions.

  6. Les idées, les concepts, les notions, … constituent des domaines d’objets qui agissent comme des abstractions venant d’autres domaines d’objets, et donnent naissance aux domaines des coordinations des actions qu’ils définissent ou qui se définissent à travers eux. Étant donné que les différents types d’objets correspondent aux différents types de fonctionnement des coordinations de comportements, les objets abstraits (les idées, les concepts, les notions) constituent le fondement des systèmes théoriques lesquels mettent en avant des comportements coordonnés dans les domaines des consensus coordonnés des comportements pour lesquels ils deviennent des abstractions.

Dans notre culture nous vivons notre existence dans le langage comme si le langage était un système symbolique pour se référer aux différents types d’entités qui existent indépendamment de ce que nous faisons, et nous nous regardons comme si nous existions en dehors du langage comme entités indépendantes qui utilisent un langage. Le temps, la matière, l’énergie, … peuvent être de telles entités. Cette attitude nous amène à agir comme si nous définissions ces entités à partir de leurs natures intrinsèquement indépendantes or, comme je l’ai expliqué, cela ne peut se faire ainsi parce que, dès que nous affirmons quelque chose, ce que nous affirmons prend place dans le domaine du comportement linguistique (languaging) comme opération de consensus coordonnés et récursif de ce même comportement.

La cognition

La principale conséquence de notre existence dans le langage est que nous ne pouvons pas parler de ce qui est en-dehors de celui-ci ni même imaginer quelque chose en-dehors du langage qui ferait sens sans lui. Nous pouvons imaginer une chose comme si elle existait en dehors du langage mais comme nous essayons de nous y référer, elle arrive dans le langage définie avec les éléments, concepts et notions qui apparaissent avec nos actions au sein de notre comportement linguistique (languaging). Rien n’existe dans notre vie humaine en-dehors du langage parce que la vie humaine se situe dans le langage, et quand bien même nous pourrions imaginer une réalité indépendante, objective ce que nous imaginons n’est pas indépendant de notre comportement linguistique (lnaguaging). En effet, comme nous réfléchissons sur ce sujet il devient évident que la notion de réalité est une hypothèse explicative que nous, humains, avons inventé pour expliquer ce que nous distinguons de nos expériences dans la continuité de nos vies comme si elle existait indépendamment de ce que nous faisons.

Je me réfère à cette idée en affirmant que même si nous pouvons dire qu’une réalité indépendante semble nécessaire pour des raisons épistémologiques afin d’expliquer les expériences humaines, nous ne pouvons rien en dire. La notion même de réalité indépendante n’a aucun sens en-dehors du comportement linguistique (languaging) et si une telle notion était adoptée elle serait soit incongrue soit utilisée comme principe explicatif a priori. La réalité, la notion de réalité, est une hypothèse explicative adoptée comme un principe explicatif allant de soi. Si nous ne sommes pas conscients de cela, comme cela arrive dans notre culture, ou si nous ne sommes pas prêts à suivre toutes les implications d’une telle prise de conscience, comme cela arrive dans les nombreuses branches de la tradition philosophiques occidentale, alors nous considérons la notion de réalité se référant au domaine des entités indépendantes (n’importe lequel) laquelle existerait indépendamment des actions de l’observateur. Cependant, si nous avons conscience que nous comprenons le langage en tant que système vivant lequel est un système à structure déterminée alors nous choisissons de suivre les conséquences d’une telle prise de conscience. Nous devenons conscients de plusieurs conditions basiques que nous ne verrions pas autrement.

  1. Étant donné que nous avons pris conscience que la réalité est une hypothèse ou une notion explicative, nous nous rendons compte de notre croyance qui lui attribue un domaine d’entités lequel existerait indépendamment des actions de l’observateur et nous prenons conscience que ce que nous faisons pour expliquer nos expériences revient à utiliser nos expériences pour expliquer ces mêmes expériences. Comme nous prenons conscience que nous proposons une explication, nous utilisons les cohérences de nos expériences pour proposer un mécanisme (un mécanisme génératif), que nous laissons opérer ainsi, lequel génère chez l’observateur l’expérience devant être expliquée (réf 3).

  2. Nous prenons conscience qu’il existe autant de domaines d’explications qu’il existe de domaines des expériences cohérentes que nous, humains, pouvons vivre. En même temps, nous devenons conscients que la notion de déterminisme structurel se réfère aux régularités cohérentes de nos expériences, et que nous fonctionnons dans notre vie avec autant de domaines de déterminisme structurel que de domaines d’expériences cohérentes parce que nous vivons dans la circulation continue de nos expériences.

  3. Nous prenons conscience que nous ne ressentons pas les choses comme objets d’un monde indépendant, et lorsque nous parlons d’expériences nous nous référons, comme je l’ai dit plus haut, à ce que nous distinguons ce qui se produit en nous parce que nous agissons dans le langage quand nous somme en vie. En même temps, nous prenons conscience que les expériences qui se produisent en nous, elles se produisent en nous à partir de rien, de nulle part de telle sorte que nous les vivons dans le confort du vivant comme parties du domaine connu de nos expériences cohérentes ou encore d’une manière qui nous surprend parce qu’elles semblent avoir lieu en dehors des cohérences de nos autres expériences connues. Si ce dernier cas est celui que nous souhaitons expliquer alors nous l’expliquerons lorsque nous attacherons ces expériences à une partie d’un domaine d’expériences que nous connaissons déjà sinon nous resterons dans l’expectative jusqu’à ce que nous agissions ainsi.

  4. Nous prenons conscience que nous nous découvrons déjà vivants en ce que nous distinguons ce qui se produit en nous comme une distinction, et que nos expériences ne viennent de nulle part ailleurs, et, nous prenons conscience que nous expliquons nos expériences à partir des cohérences de nos expériences. C’est-à-dire, nous prenons conscience que toutes nos explications prennent place dans un domaine fermé ainsi la réalité et d’autres notions explicatives sont des hypothèses a priori qui ne sortent pas des domaines explicatifs pour lesquels nous existons comme des êtres au comportement linguistique (languaging).

  5. Nous prenons conscience que le déterminisme structurel n’est pas une hypothèse concernant une réalité indépendante mais qu’il est une abstraction des régularités de nos expériences. De plus, nous prenons conscience, à cause du déterminisme structurel qui est une abstraction des régularités de nos expériences, que nous utilisons le déterminisme structurel pour expliquer nos expériences avec les cohérences de nos expériences. Finalement nous prenons conscience qu’il y a autant de domaines de déterminisme structurel qu’il y a de domaines d’expériences cohérentes dans lesquelles nous vivons, et chaque domaine d’explication est, en fait, un domaine du déterminisme structurel.

En conséquence, qu’est-ce que connaître ? De ce que je viens de dire, connaître ne peut pas faire référence à une réalité indépendante puisque c’est quelque chose que nous ne pouvons pas saisir en tant qu’êtres au comportement linguistique (languaging). Pourtant si nous portons attention à ce que nous faisons dans notre vie quotidienne ou professionnelle, nous remarquons que nous affirmons connaître ou que d’autres personnes connaissent lorsque nous constatons que nous ou d’autres personnes agissent en cohérence avec le domaine que nous spécifions par cette question et nous le faisons ainsi selon certains critères que nous projetons comme des comportements adéquats dans ce domaine. La connaissance est une relation interpersonnelle dans le domaine des consensus coordonnés par des comportements de coordinations consensuelles. Ou, autrement dit, connaître est une chose que nous attribuons à nous-mêmes ou à quelqu’un d’autre lorsque nous remarquons que nous attribuons un comportement cohérent lié à un domaine particulier que ce soit pour nous ou pour quelqu’un d’autre, et, nous attachons fréquemment une connaissance à quelque chose que nous faisons en même temps que nous l’attribuons à un quelconque domaine qui coordonne un type de comportement. Si nous ne sommes pas conscients de cela alors nous traitons la connaissance comme une manière de nous référer à des entités qui sont supposées exister dans la réalité, c’est-à-dire, dans le domaine des entités qui existent indépendamment de ce que nous, êtres humains, faisons. Dans ces circonstances la quête de la connaissance devient une quête sans fin de la chose en elle-même.

La connaissance n’est pas, ne peut pas être une manière de se référer à un domaine d’entités qui existerait de manière indépendante de ce que nous, humains, faisons en tant qu’êtres au comportement linguistique ; ce n’est pas une limitation ou une insuffisance dans le domaine de la connaissance, c’est une caractéristique constitutive du phénomène de la connaissance. En fait, cette connaissance, qui devrait être une manière de vivre ensemble dans des consensus coordonnés par des comportements aux coordinations consensuelles, est la condition qui fait du connaître un domaine toujours ouvert à la transformation, et de la vie humaine une transformation continue ouverte par la connaissance en ce que les expériences arrivent dans la vie humaine à partir de rien (du chaos). En conséquence, que dire du temps ?

La nature du temps

Nous appartenons à une culture qui vit le plus souvent, et particulièrement dans les domaines de la science, de la philosophie et de la technologie, avec l’acceptation implicite ou explicite d’une référence ultime pour toutes les explications qui serait une réalité indépendante. Cette attitude imprègne notre manière de poser des questions et notre manière d’obtenir des réponses. Ainsi, dans notre culture, lorsque nous demandons la question « qu’est-ce que le temps ? », nous attendons une réponse sous la forme d’une référence à un type d’entité indépendante, en sous-entendant implicitement qu’une telle référence donnera une validité universelle à notre réponse. Selon ce que j’ai dit plus haut, une telle référence ne peut être donnée, non pas à cause d’une limite de notre capacité à connaître, mais parce qu’elle est une caractéristique de la nature du phénomène de la connaissance. En conséquence, ce que nous évoquons avec le mot temps ne peut être cette chose en elle-même.

Dans notre culture la notion de temps est utilisée comme une notion ou un principe explicatif de la même manière que la notion de réalité est utilisée comme principe explicatif. Toutefois si nous sommes conscients de cette situation, et si nous sommes conscients que le mot temps ne peut pas se référer à une entité qui existe indépendamment de ce que nous faisons, nous devons poser notre question d’une manière différente de la même manière que nous pouvons demander ce que nous évoquons dans la vie quotidienne et professionnelle lorsque nous utilisons le mot temps. Quelles sont les caractéristiques de nos expériences que nous évoquons ou utilisons abstraitement quand nous utilisons le mot temps ?

  1. Nous utilisons l’expérience pour expliquer l’expérience. Expliquer le temps est donc une opération que j’exercerai avec l’élément du domaine de nos expériences. En conséquence j’utiliserai les régularités de notre expérience quotidienne, sans prendre des notions qui lui sont extérieures, pour expliquer ou décrire ce que je pense être ce que nous faisons quand nous utilisons le mot temps. L’expérience est notre condition de départ pour à la fois poser et répondre à cette question. Ainsi je commencerai par découvrir que ce que nous faisons est la capacité de faire tout ce que nous faisons dans la vie quotidienne et professionnelle. L’expérience n’est donc pas notre problème puisque nous voulons expliquer ce que nous faisons ; expliquer est notre tâche.

De la même manière, l’utilisation du mot temps ou de tout autre mot dans la vie quotidienne n’est pas le problème mais expliquer ce que nous faisons quand nous l’utilisons ou comment nous le vivons, tel est le problème.

  1. je maintiens que le mot temps évoque une abstraction de la présence de processus qui s’enchaînent en ce que nous les distinguons dans la cohérence de nos expériences. Comme nous distinguons des enchaînements de ces processus, nous percevons aussi la simultanéité de ces processus comme des régularités cohérentes de notre expérience que nous connotons avec l’expression : « au même moment ». Une telle abstraction est rendue possible parce que dans le fonctionnement de notre système nerveux les séquences d’activités sont comprises comme une configuration des relations des activités à la surface des cellules nerveuses dans la génération de l’influx nerveux. Il en résulte que ce qui du point de vue de l’observateur est une opération dans le temps, est, en fait, une distinction temporelle en tant qu’abstraction d’un processus qui apparaît comme un enchaînement dans le présent.

  2. Au moment même de la distinction abstraite d’une relation d’enchaînements que nous appelons temps, ce dernier émerge dans l’expérience de l’observateur comme une direction et une irréversibilité. Même dans le cas où nous distinguerions des processus cycliques réversibles, nous ferions une telle distinction dans le contexte d’un temps irréversible et directionnel parce qu’elle autorise la distinction d’un enchaînement de processus ou de son inverse comme une propriété de ce même processus que nous appellerions temps réversible. Donc le temps réversible est une abstraction d’une expérience irréversible particulière et directionnelle.

  3. Lorsque le temps apparaît comme une distinction dans le domaine des expériences de l’observateur il devient une entité opérationnelle qui se développe dans notre culture comme étant une forme indépendante des actions de l’observateur. Il en est ainsi parce qu’une fois le temps apparu il peut être utilisé par l’observateur (n’importe qui d’entre nous en tant qu’être au comportement linguistique) dans sa réflexion sur les régularités de son expérience. Il arrive la même chose avec la notion du temps qu’avec la notion de déterminisme structurel qui est aussi une abstraction venant des régularités des expériences de l’observateur lesquelles peuvent être utilisées pour justement traiter les cohérences régulières que l’observateur utilise comme une abstraction.

  4. Je considère que ce que j’ai dit est valide pour n’importe quel domaine incluant, bien entendu, celui de la physique. Le domaine de la physique apparaît comme un domaine d’explications pour un certain type d’expériences cohérentes de l’observateur lequel utilise un certain type d’expériences cohérentes observées. Donc la physique n’est pas un domaine d’existence premier, il est un domaine d’explications d’un domaine particulier des expériences cohérentes de l’observateur. Les notions théoriques sont des abstractions des expériences cohérentes de l’observateur dans un domaine quelconque, ou, du moins, elles sont entendues comme telles. De ce fait, les théories sont efficaces sur le plan opérationnel uniquement dans le domaine où s’appliquent de telles abstractions.

  5. Le temps unidirectionnel et le temps réversible apparaissent comme des notions théoriques de la physique en ce qu’elles sont des abstractions fabriquées à partir des expériences cohérentes d’un observateur ; il ou elle les dénote avec les mots « temps » et « réversibilité ». En tant que notions théoriques, le temps unidirectionnel et le temps réversible peuvent être traités comme des entités qui ont une efficacité opérationnelle dans le domaine d’expériences pour lequel ce sont des abstractions. Cela semble évident. Pourtant nous oublions souvent que le temps unidirectionnel et le temps réversible sont, en fait, des abstractions des expériences cohérentes de l’observateur comme je l’ai souligné plus haut. Lorsque cela se produit, nous traitons le temps unidirectionnel et le temps réversible comme s’ils étaient des entités qui existent indépendamment de nos actions d’observateurs ou comme s’ils étaient des réflexions ou des représentations de telles entités indépendantes, et, nous ne pouvons que produire des conflits conceptuels et opératifs. Et si cela doit se produire, nous ne voyons même pas que l’efficacité des formulations mathématiques de ces propositions théoriques découlent uniquement de leurs cohérences à l’instar des cohérences abstraites des expériences qu’elles représentent.

La notion de temps a été générée comme une abstraction de notre expérience de l’enchaînement des processus sous plusieurs dimensions et formes de l’existence humaine ; elle a été générée en relation à la multiplicité des formes dans lesquelles nous vivons. Il en résulte qu’il y a autant de formes du temps qu’il y a de formes qui rendent abstraites les régularités des expériences de processus et des enchaînements de processus. Nous pouvons aussi bien parler d’un temps rapide que lent, du temps qui passe, de laisser faire le temps, d’avoir ou de ne pas avoir de temps, de la synchronicité du temps, des réseaux de temps, de la simultanéité, … autant de domaines d’expériences ; dans tous les cas nous nous référons au même type d’abstraction dans le domaine des enchaînements de processus. En effet, chaque domaine a sa propre dynamique comme il a son propre processus dynamique. La conscience de la notion de temps qui apparaît comme une expérience des expériences cohérentes de l’observateur qu’il ou elle utilise comme une notion explicative n’est pas un problème. Ce qui devient un problème sur le long terme est l’adoption inconsciente de la notion du temps comme un principe explicatif qui serait accepté comme évidente selon un statut transcendantal ontologique.

Finalement

J’ai répondu à la question « quelles distinctions évoquons-nous lorsque nous parlons du temps ? » en montrant : 1) que nous ne pouvons pas évoquer ni faire intervenir une entité ou une dimension naturelle laquelle existerait indépendamment de nos actions en tant qu’observateurs (humains) ; et 2) en expliquant que nous utilisons le mot temps dans notre vie quotidienne pour indiquer ou évoquer une abstraction de notre expérience de l’enchaînement de processus. Autrement dit, j’ai expliqué que les fondations de la notion de temps, dans n’importe quel domaine, s’appuie sur la biologie de l’observateur non pas sur le domaine de la physique qui est un domaine d’explications d’un genre particulier des expériences cohérentes de l’observateur. De plus, j’ai aussi démontré, au cours de cette explication, que le temps apparaît comme une abstraction première de la circulation continue des expériences de l’observateur, qu’il apparaît comme directionnel et irréversible et que la notion de temps réversible découle uniquement d’une abstraction secondaire des expériences de l’observateur et que cette notion est uniquement possible dans le domaine d’un temps unidirectionnel et irréversible. Finalement j’ai affirmé que la notion de temps est fréquemment utilisée comme un principe explicatif en lui donnant un statut ontologique transcendantal.

L’observateur n’est pas une entité physique, l’observateur est une manière de fonctionner dans le langage pour les êtres humains. C’est par l’opération de l’observateur que tous les domaines de la connaissance émergent, y compris celui de l’observation. La physique est pour l’observateur une manière d’expliquer les cohérences de ses expériences à l’intérieur d’un domaine particulier qu’il applique au terme physique. En fait l’observateur apparaît lui-même comme une entité qui, pour nous observateurs, est capable de parler à travers l’opération de l’observation comme un fondement constitutif de tout ce que nous faisons en tant qu’humains. Il n’y a aucun doute que nous agissons dans notre vie comme si nous vivions dans un monde qui existerait indépendamment de ce que nous faisons et que nous appelons « réalité ». Et c’est à cause de cela que nous demandons ce que nous savons de la « réalité » ou du « temps » comme si nous nous référions à quelque chose qui existe indépendamment de ce que nous sommes. Mon point de vue est différent. Ma question ne porte pas sur la réalité du temps, ou de tout autre genre d’entité, comme si leur indépendance pouvait être vue comme acquise. Ma question porte et a porté sur les expériences ou les opérations que nous réalisons en tant qu’observateurs lorsque nous utilisons différentes notions, concepts ou mots comme des notions qui impliquent des entités ou des caractéristiques d’un monde indépendant.

L’expérience, en ce qu’elle nous fabrique nous permet de distinguer, elle n’est jamais un problème sauf si nous nous accusons les uns les autres de mentir. C’est l’explication de l’expérience qui constitue un problème comme source d’un conflit. L’expérience surgit de rien, littéralement, ou si nous préférons, elle surgit du chaos, d’un domaine sur lequel nous ne pouvons rien dire et qui ne découle pas des cohérences de nos expériences. Ce que je dis ici est valable pour n’importe quel domaine expérimental que ce soit la vie, la physique, la physique quantique, les relations humaines,… L’ensemble de ces différents domaines d’expériences sont des domaines expérimentaux vécus comme des domaines d’explications de nos expériences à partir de nos expériences. Sauf que nos expériences ne sont pas désordonnées, elles nous apparaissent comme cohérentes parce qu’elles agissent en nous, venant de nulle part ailleurs. Donc nous existons dans cette merveilleuse situation expérimentale dans laquelle les observateurs que nous sommes existent dans le présent ; elle est la source de toute chose, y compris ce que nous pourrions traiter dans les cohérences de nos expériences en tant qu’observateurs ou entités lesquels, par le biais de leur fonctionnement, donnent naissance à l’opération de l’observation et à l’explication des occurrences à l’intérieur d’un domaine explicatif fermé. La tentation est forte de vouloir transformer les abstractions nées de nos expériences cohérentes que nous distinguons en des notions telles que réalité, existence, raison, espace, conscience… ou temps pour en faire des principes explicatifs. Références

Date: 27 novembre 1995

Texte original : The nature of time (traduction : jean-marc juin, mai 2014)

Humberto Maturana


  1. Humberto R. Maturana, 1982 Erkennen: die Organisation und Verkörperung von Wirklichkeit. Vieweg Verlag.↩︎

  2. Humberto R. Maturana, 1991. Reality: the search for objectivity or the quest for a compelling argument. In: « Die Gedankenwelt Sir Karl Poppers ». Edited by: Norbert Leser; Josef Seitfert; and Klaus Plitzner. Carl Winter, Universitätsverlag. Heidelberg 1991.↩︎

  3. Humberto R. Maturana, 1990. Wissenschaft und Altagesleben: die Ontologie der wissenschaftlichen Erklärung. In: « Selbstorganisation Aspekte einer wissenschaftlichen Revolution » Eidted by: Wolfang Kröhn und Gunther Küppers. Vieweg & Verlag, Wiesbaden.↩︎