Qu’est-ce qui fait passer le temps ?

La première mathématisation du temps physique, annoncée par Galilée et formalisée par Newton, a consisté à supposer que celui-ci n’a qu’une dimension. L’argument était simple : un seul nombre suffit pour dater un événement physique. Il n’y a donc qu’un seul temps à la fois. Et comme il ne cesse jamais d’y avoir du temps qui passe, on le représente par une ligne parfaitement continue. Cette figuration est conforme à ce que nous apprend notre expérience,qui nous présente des événements se superposant dans le temps (c;est-à-dire ayant lieu en même temps), mais jamais de lacunes. Le temps ignore les pauses café et ne prend pas de congés. Dans son enveloppe, nulle “trouée” qui permettrait la moindre évasion, même brève. Ainsi le temps se trouve-t-il assimilé à un flux composés d’instants infiniment proches, succédant les uns aux autres.

Nous nous sommes tellement laissés imprégnés par cette représentation vieille de plusieurs siècles qu’elle nous a partiellement endormis. Par la force de l’habitude, nous la croyons suffisante pour épuiser la question de la représentation du temps. Simple formalisation de l’image du fleuve ? Mathématisation élémentaire de notre intuition du temps ? A bien y réfléchir, cette représentation pose plutôt d’étranges questions, qui renvoient à ce que l’on pourrait appeler les “problèmes de ligne de temps”.

D’abord, pour engendrer une ligne à partir d’un point, il faut se donner ce qui manque toujours à un instant pour faire de la durée et qui est précisément… le temps ! La figuration du temps par une ligne est donc fondamentalement incomplète : elle omet d’indiquer comment cette ligne se construit. Le présent n’amenant pas de lui-même un autre présent, il faut bien que quelque chose, un “petit moteur”, fasse ce travail à sa place. Ce petit moteur qui tire le fil et qui, continuellement, renouvelle le présent, qu’est-ce, sinon le “cœur” même du temps ? N’est-ce pas lui qui prolonge tout instant en continuité temporelle, c’est-à-dire en durée ? Sans sa dynamique, la nouveauté même de chaque instant ne pourrait surgir. Ce qui nous amène à changer le regard que nous portons sur la ligne du temps : le coeur du temps existe moins dans la ligne par laquelle on le figure que dans la dynamique cachée qui construit cette ligne.

Un deuxième problème se pose. Pour pouvoir dire qu’une infinité de points forme une ligne, ne faut-il pas que ceux-ci coexistent en même temps sous notre regard ? Bergson avait remarqué que cette représentation du temps par une ligne n’était en réalité qu’une spatialisation du temps, qui confinait presque à sa négation : " Si l’on établit un ordre dans le succession devient simultanéité et se projette dans l’espace… Pour mettre cette argumentation sous une forme plus rigoureuse, imaginons une ligne droite, indéfinie, et sur cette ligne un point matériel A qui se déplace. Si ce point prenait conscience de lui-même, il se sentirait changer puisqu’il se meut : il apercevrait une succession ; mais cette succession revêtirait-elle pour lui la forme d’une ligne ? Oui, sans doute, à condition qu’il pût s’élever en quelque sorte au-dessus de cette ligne qu’il parcourt et en apercevoir simultanément plusieurs points juxtaposés : mais par là même, il formerait l’idée d’espace, et c’est dans l’espace qu’il verrait se dérouler les changements qu’il subit, non dans la durée. " (Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience.)

Une ligne, en effet, ne peut être perçue sous forme de ligne qua par un spectateur en situation d’extériorité. Or toute " lévitation " au-dessus du temps est impossible : jamais nous ne pouvons nous extraire du présent pour observer sa continuité avec le passé ou le futur. Alors comment diable parvenons-nous à parler d’une " forme du temps", dès lors que cela suppose d’avoir une vue extérieure sur le temps que nous n’avons justement pas ? Serions-nous tels des poissons mystérieusement capables de décrire la forme extérieure de leur bocal ?

Saint Augustin, qui avait eu le pressentiment de cette difficulté, s’étonne dans ses Confessions de pouvoir sentir le passage du temps : " Comment puis-je à la fois être dans le présent et prendre suffisamment de recul pour m’apercevoir que le temps passe ? " Près de seize siècles plus tard, cette question continue de donner le vertige aux esprits les stables, même si l’argument avancé par Bergson pour contester la spatialisation du temps physique ne tient plus tout à fait. En effet, on sait aujourd’hui caractériser le fait qu’une ligne soit une ligne sans qu’il soit nécessaire de la plonger dans un espace plus grand qu’elle-même : sa " topologie" et ses propriétés essentielles, par exemple sa continuité, peuvent être mathématiquement définies de façon intrinsèque, c’est-à-dire sans prendre appui sur l’ “extérieur” de la ligne.

On peut s’interroger sur la localisation de la ligne du temps. Si tout est continu dans le temps, dans quel espace extérieur au temps cette ligne du temps doit-elle être tracée ? Flotte-t-elle dans le vide ou s’appuie-t-elle sur “quelque chose” ? Nous retrouvons le problème de la rive déjà évoqué à propos de la métaphore du fleuve. Dans quoi le temps se déploie-t-il donc ? Lui qui englobe tout, comment pourrait-il être représenté dans quelque chose ? Existerait-il un “en-dehors” du temps ? On peut soit imaginer que le temps crée le monde au fur et à mesure qu’il passe, instant après instant, comme s’il le portait sur ses propres épaules et avançait avec lui, soit concevoir qu’il ne fait que parcourir un territoire déjà là, présent de toute éternité.

Apparaissent ainsi deux interprétations radicalement différentes du temps physique. Dans la première hypothèse, la représentation du temps par une ligne figure la production même de cette ligne, comme si le temps créait lui-même les points parcourus, comme si une force créatrice inhérente au présent tirait le tirait du néant et en faisait chaque fois une entité nouvelle. Dans la seconde, elle figure plutôt une sorte de scène infinie, déjà donnée, en attente de ce qui peut s’y produire et dans laquelle le temps vient se déployer. Lequel de ces deux points de vue faut-il choisir ? Et surtout, faut-il en choisir un ?

Les tactiques de chronos, Flammarion, champs sciences

Etienne Klein