Le cinéma du temps

Présentation

Andreï Arsenievitch Tarkovski est un réalisateur soviétique. Il est considéré comme le plus grand réalisateur soviétique avec Sergueï Eisenstein, il a réalisé sept longs-métrages qui le placent parmi les maîtres du septième art. (d’après wikipedia, article Andreï Tarkovski).

Quiconque a vu l’un de ses films et en a saisi la beauté est marqué durablement par ce réalisateur qui savait si bien capturer le temps dans ses films.

J’ai traduit, ci-dessous, quelques extraits tirés de la version anglaise de son livre : « Sculpting in time » lesquels traitent du temps et, plus particulièrement, du temps dans le cinéma et comment devrait être le cinéma du temps.

Le texte :

Je ne suis pas prêt d’oublier cette œuvre de génie, révélée au siècle dernier, ce film avec lequel tout a commencé : L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat. Ce film réalisé par Auguste Lumière est simplement le résultat de l’invention de la caméra, de la pellicule et du projecteur. Le spectacle, qui dure en lui-même à peine une minute, montre une partie d’une gare baignée par le soleil, des hommes et des femmes marchent et un train arrive de la profondeur du plan pour se rapprocher de la caméra. Au même moment où le train approche, ce dernier crée une panique dans le théâtre ; les gens sautent de partout et s’enfuient. Tel fut la naissance du cinéma. Ce n’était pas seulement une question de technique, ou une nouvelle manière de reproduire le monde. Ce qui était en train de naître fut un nouveau principe esthétique.

Pour la première fois dans l’histoire des arts, dans l’histoire de la culture, l’humain a trouvé le moyen d’imprimer le temps. Et, simultanément, la possibilité de reproduire ce temps sur un écran, de le répéter et d’y revenir aussi souvent qu’il le voulait. Il venait d’acquérir une matrice de l’actualité du temps. Une fois vu et enregistré, le temps, désormais, pouvait être préservé dans des boîtes de métal sur une longue période (théoriquement pour toujours).

Tel est le sens des films Lumière, ils furent les premiers à contenir la racine de ce nouveau principe esthétique. Mais, immédiatement après, le cinéma se détourna de l’art, obligé par la voie assurée1 de l’intérêt et du profit philistins. Au cours des deux décades suivantes la quasi-totalité de la littérature du monde fut filmée, avec un grand nombre d’intrigues théâtrales et historiques. Le cinéma a été exploité par le propos simpliste et séducteur de la performance théâtrale. Le film prit un mauvais tournant, et, nous devons accepter le fait que ce résultat involontaire, induit par cette direction, est toujours présent. Le pire, selon moi, n’est pas la réduction du cinéma à une simple illustration ; le pire a été de perdre l’exploitation artistique du potentiel même du cinéma, ce qu’il a de plus précieux : la possibilité d’imprimer sur une pellicule l’actualité du temps.

De quelle manière le cinéma imprime-t-il le temps ? Définissons-le comme factuel. Et le fait peut consister en n’importe quelle action ou encore le mouvement d’une personne ou encore n’importe quel objet matériel ; de plus l’objet peut être présenté sans mouvement et sans changement dans la mesure où l’immobilité existe à l’intérieur même du cours du temps.

C’est ici que devraient être recherchées les racines de ce qui forme le caractère du cinéma. Bien entendu, avec la musique le problème du temps est aussi central. Toutefois, la solution qu’elle apporte est relativement différente : la force de vie2 de la musique est matérialisée sur la frontière de sa propre disparition. Mais la vertu du cinéma est qu’elle s’approprie le temps, elle le parachève avec cette réalité matérielle qui lui est indissolublement liée et qui nous entoure jour après jour, heure après heure.

Le temps, capturé par ses manifestations et formes factuelles : telle devrait être l’idée suprême du cinéma en tant qu’art laquelle nous inviterait à réfléchir sur l’énorme richesse de ses ressources encore inexploitées et à son avenir colossal. À partir de cette idée, j’ai élaboré des hypothèses à la fois pratiques et théoriques.

Pourquoi les gens vont-ils au cinéma ? Qu’est-ce qui les amène dans une salle ténébreuse où, durant deux heures, ils regardent des jeux d’ombres projetées sur un écran ? La recherche d’une distraction ? Un besoin type comme une drogue ? Partout dans le monde, il y a, en effet, des entreprises et des organisations de divertissements lesquelles exploitent le cinéma, la télévision et des spectacles en tout genre. Cependant notre point de départ ne devrait pas se situer ici mais dans les principes essentiels du cinéma lesquels ont affaire avec ce besoin humain de connaître et de maîtriser le monde. Je pense qu’une personne va au cinéma logiquement pour le temps : que ce soit un temps perdu ou passé ou qui n’est pas encore venu. Elle y va pour l’expérience de la vie ; comme aucun autre art le cinéma ouvre, élargit, améliore et concentre l’expérience de la personne – il ne fait pas qu’améliorer l’expérience, il la rend plus persistante, beaucoup plus persistante. Tel est le pouvoir du cinéma ; les « stars », les histoires et le divertissement n’ont rien à voir.

Quelle est l’essence du travail du réalisateur ? Nous pourrions le définir comme un sculpteur du temps. A l’instar du sculpteur qui prend un morceau de marbre, et enlève chaque morceau qui n’en fera pas partie, conscient intérieurement des spécificités de sa sculpture finie ; de la même manière le réalisateur, à partir d’un morceau de temps constitué par le gigantesque ensemble des faits vivants, le morceau solide, enlève et coupe tout ce dont il n’a pas besoin, laissant seulement ce qui sera la pièce finie du film, ce qui se révélera être la partie cinématographique de l’image.

On dit du cinéma qu’il est un art composite, fabriqué par l’intrication d’un certain nombre de formes d’art voisines : le drame, la prose, le jeu, la peinture, la musique. En fait la participation de ces formes artistiques empiète tellement sur le cinéma qu’elles le réduisent à une sorte de méli-mélo ou, au mieux, à une simple apparence d’harmonie au sein de laquelle nous ne pouvons trouver ce qui fonde le cinéma parce que c’est exactement avec ces conditions qu’il disparaît. Il doit être clairement affirmé que si le cinéma est un art, il ne peut être uniquement un amalgame des principes des autres arts voisins : une fois cette définition expliquée, nous pouvons mettre en question la supposée nature composite du film. Un mélange de pensées littéraires et de formes peintes ne peuvent être une image cinématographique ; il produit un hybride plus ou moins prétentieux et vide.

De plus les lois du mouvement et de l’organisation du temps dans un film ne peuvent être remplacées par les lois temporelles du théâtre.

Le temps comme forme du fait : une fois de plus j’y reviens. Je conçois la chronique comme la forme ultime du cinéma ; pour moi, ce n’est pas une manière de filmer mais une manière de reconstruire, recréer la vie.

Un jour j’ai enregistré sur cassette audio un dialogue. Les personnes qui parlaient ne savaient pas qu’elles étaient enregistrées. Puis j’ai écouté la cassette et je me suis dit : « ô combien brillante cette pièce a été « jouée » et « interprétée » » La logique des mouvements de chaque personnage, leur énergie, leur émotion ; tout était parfaitement idéal. Ô combien euphoniques3 furent les voix, ô combien les pauses furent magnifiques ! Aucun Stanislavsky4 n’aurait pu trouver une justification à ces pauses ; le style d’Hémingway5 passerait pour prétentieux et naïf comparé à la construction du dialogue que j’ai enregistré ponctuellement.

Voilà comment je conçois le tournage idéal d’un film : l’auteur enregistre des millions de mètres de pellicule, sur laquelle, jour après jour et année après année, la vie d’un homme est suivie et imprimée, par exemple, de sa naissance à sa mort, et, de tout cela il en tire deux mille cinq cents mètres soit une heure et demie de projection sur un écran. (Il est amusant d’imaginer ces millions de mètres passant à travers plusieurs mains de réalisateurs lesquels en tireraient un film qui serait, à chaque fois, différent.)

Quand bien même il ne serait pas possible d’avoir ces millions de mètres, les conditions idéales pour ce travail ne sont pas aussi irréelles que cela ; elles devraient être ce vers quoi nous aspirons. Comment ? L’idée est de choisir et d’assembler des morceaux, des faits séquentiels, tout en regardant, observant et écoutant ce qui est précisément commun en eux, et, quel type de lien les maintient entre eux. Tel est le cinéma. Autrement dit nous pouvons facilement outrepasser le lieu commun du jeu théâtral lequel construit la structure d’une intrigue basée sur les personnages. Le cinéma doit être libre de prendre et d’assembler des faits, de n’importe quelle taille, à partir d’un « morceau de temps ». De plus, selon moi, il n’est pas nécessaire de suivre un personnage particulier. À l’écran le comportement logique d’un personnage peut être transféré vers une construction de faits et de phénomènes relativement différents, apparemment incongrus ; la personne qui était là au début peut disparaître de l’écran, remplacée par quelque chose de complètement différent si cela correspond aux principes directeurs du réalisateur. Par exemple il est possible de faire un film où aucun des personnages n’est le héros de l’histoire mais où chaque élément est défini par un effet de raccourcissement à partir du point de vue d’une personne.

(…) Si le temps apparaît dans le cinéma sous la forme d’un fait, le fait est donné par une forme simple : l’observation directe. L’élément basique du cinéma, remontant à son essence même, est l’observation.

(…) L’image cinématographique est, en conséquence, la simple observation des faits de la vie à l’intérieur du temps organisée selon le modèle de la vie elle-même et de l’observation de ses lois temporelles. Les observations sont sélectives ; nous laissons au film uniquement celles qui seront parties intégrantes du film. Non pas que l’image cinématographique puisse être divisée et segmentée contre sa nature temporelle ; son temps ne peut lui être retiré. L’image devient authentiquement cinématographique lorsque (parmi d’autres choses) non seulement elle vit dans le temps mais aussi le temps vit en elle y compris au travers de chaque plan séparé.

Andrei Tarkovski (traduction : jean-marc juin, mai 2014)


  1. la voie persuadée↩︎

  2. la temporalité↩︎

  3. Agréable et harmonieuse combinaison des sons.↩︎

  4. Comédien, metteur en scène et professeur d’art dramatique russe. Son enseignement a influencé la célèbre école new-yorkaise de théâtre, « l’actors studio ».↩︎

  5. Écrivain, journaliste et correspondant de guerre américain. Son écriture très stylisée a influencé le roman du vingtième siècle.↩︎