Le sablier des temps : «La clepsydre »

Notes :

L’histoire

Joseph voyage dans un train pour rejoindre son père mourant dans un sanatorium dirigé par le Docteur Gotard. Arrivé, il trouve un hôpital en ruine. Personne ne semble prendre en charge les patients ou semblent s’y intéresser. Il trouve le Docteur Gotard qui lui explique que son père est mort mais en vie dans une autre dimension temporelle. Jospeh décidera d’aller voir son père et de traverser différentes boucles de temps où se s’entremêlent sa jeunesse, ses rêves, la maison de son enfance, la magasin de son père avec des scènes plus réelles lesquelles décrivent une réalité en train de se déliter ; l’exact contraire des scènes non réelles. Les différents temps qu’il croisent se comportent d’une manière imprévisible et élaborée comme des histoires qui essaieraient de s’accrocher à une logique qui lui échappe et qu’il désire trouver. Le monde dans lequel évolue Joseph est devenu quasi onirique ; passeur entre plusieurs temps, il aura pour guides sa mère et un contrôleur de train qui semble en savoir beaucoup plus ; les frontières entre ces mondes s’estompent. Il peut se mouvoir dans le temps mais il n’en sortira pas indemne.

Le temps de « l’esprit », le temps « naturel »

Dans ce film il existe deux temps distincts qui se rejoignent, celui de « l’esprit » et le temps en-dehors de l’esprit, celui dont nous déduisons une existence « naturelle ». D’une certaine manière ces deux temps se rejoignent sous le sceau d’un sablier imaginaire composé par ces deux formes temporelles lesquels composeront la trame du récit.

Le temps de « l’esprit » n’est pas un temps supposé comme linéaire, il est composé de plusieurs ensembles non-linéaires qui s’entremêlent et s’emboîtent avec la logique du langage mais sans logique purement rationnelle d’opérations, d’observations, de déductions, de lois. Un souvenir, une image peuvent se condenser, se substituer, se codifier, se mélanger en des symboles complexes de séquences temporelles vécues réellement ou non, d’impressions réelles ou supposées, de sensations, d’idées, etc pour signifier un simple sens voir une sensation, un ressenti beaucoup plus complexes (pour une description relativement correcte des capacités de l’esprit à fabriquer un tel langage, il faut lire le travail de Freud sur les actes manqués, les lapsus, l’interprétation des rêves et notamment « l’introduction à la psychanalyse »).

Le temps « naturel » celui que nous percevons comme tel est celui, linéaire, du temps qui passe, qui s’écoule ; il nous fait voyager de la naissance, au souvenir, au vivre et à la mort comme une simple succession d’événements régis par le déterminisme de la linéarité et de l’irréversibilité. Ces deux temps, l’un extérieur à nous, l’autre, intérieur, fonctionnent selon deux modes opératoires différents et pourtant complémentaires.

Au sanatorium, le docteur Gotard explique à Joseph que son père est mort « pour sa maison, son pays » mais qu’il est vivant ailleurs, « dans les limites permises par la situation ; sa mort là-bas nous limite ; ainsi il ne peut être récupérer complètement. » Grâce à un procédé non explicité dans le film Gotard explique que le temps a été reculé :

« Nous avons reculé le temps, voilà tout. Il retarde ici d’un certain intervalle, dont l’importance est difficile à évaluer. Cela tient de la relativité. La mort qui a frappé votre père dans votre pays, ne l’a pas encore saisi ici. »

Joseph ne comprend pas, pas plus que le spectateur. Gotard continue :

« Non, VOUS ne comprenez pas. Nous réactivons toutes les virtualités du passé donc également la possibilité de guérir. Nos malades dorment pour économiser leur énergie vitale. D’ailleurs que faire d’autre ici ? Mettez-vous au lit, vous aussi. C’est tout ce que vous pouvez faire. »

Cette scène introductive va servir de lien pour Joseph même si elle reste énigmatique. Elle sera explicitée à la fin du film lorsque joseph aura trouvé son propre chemin. Pour le moment il reste avec son père dans la chambre puis il observe, de la fenêtre, qu’un autre joseph arrive dehors. Désormais c’est ce second joseph que le film va suivre. Arrivant dans le sanatorium, il soulève un voile qui cache sa mère qui est elle-même à l’intérieur d’un cadre.

L’échelle de Jacob monte vers la chambre

Il lui demande des explications que tout enfant se pose sur l’absence du père. Elle lui répond qu’il fuit la réalité. Elle raconte qu’il part faire du porte-à-porte alors qu’il dort dans son magasin. Elle le renvoie à sa propre apparence d’enfant. Il se voit adulte mais sa mère le perçoit comme un enfant qui doit aller à l’école. Devant toutes ces questions sur son père, elle le renvoie vers l’ouverture du magasin de ce dernier. Pendant qu’il descend dans le magasin de ses souvenirs, sa mère monte vers le grenier où son père élève et nourrit des oiseaux.

Les scènes avec la mère de Joseph marqueront le retour vers une réalité qui se dégrade de plus en plus, en quelque sorte elles représentent le temps « naturel » alors que les scènes où interviennent son père sont marquées du sceau du temps de « l’esprit ». Il perd toute notion réelle du temps. C’est sa mère qui le lui rappellera que le temps « naturel », de la vie, n’est pas celui de « l’esprit ».

De cette première plongée dans ses souvenirs, Joseph croisera son père, jeune, le magasin qui est aussi une synagogue, la transposition de mythes bibliques avec l’échelle de Jacob que Joseph doit monter avec d’autres. Jacob est aussi le nom de son père. Sauf que cette échelle ne monte pas vers le monde divin mais vers celui de la femme, de la sexualité, du désir de tout homme. C’est son père qui l’accompagne vers le monde de la sexualité. La femme qui voit tous ses hommes collés à la fenêtre de sa chambre les repoussent d’un cri ; ils tombent tous sauf Joseph.

Joseph est encore vu comme un enfant par Adéla alors qu’il se perçoit toujours comme un adulte. Elle va l’initier aux mystères de la sexualité féminine et du désir des hommes. Il écoutera, la regardera puis trouvera les pages d’un livre de vieilles publicités qu’il considère comme sacré alors qu’Adéla s’en sert pour recouvrir « le casse-croute du père ». Passant sous le lit, un nouveau personnage l’invite à continuer le chemin.

Les oiseaux du langage

Dans cette nouvelle scène qui se déroule sur un marché, il retrouve son père, âgé. Il donne une leçon d’interprétation des textes. Celle-ci ne doit pas être trop littérale, en effet, entre chaque ligne, il y a de nombreuses hirondelles qui volent. Il suffit d’interpréter ces vols. Joseph rejoint son père, lui explique qu’il a trouvé un incunable, celui de la chambre d’Adéla. Son père lui explique que tout cela est un mensonge. On croit au livre quand on est enfant, mais adulte on y croit plus.

« Il faut surtout ne pas être méticuleux, pédant, ne rien interpréter à la lettre. Avez-vous remarqué qu’entre les lignes de certains livres passent en foule les hirondelles, des versets entiers d’hirondelles. Il faut interpréter d’après le vol de ces oiseaux… (…) Pour le moment, nous les aimons bien que déjà ils ne soient que cendres. Le livre est un mythe mon fils.»

La scène suivante va répondre de manière allégorique à ce questionnement. D’abord avec la capacité de nommer les choses, ici des noms géographiques puis par un questionnement sur l’existence. Certaines choses pour se réaliser, exister sont trop grandes, trop splendides. « Elles ne font qu’essayer d’arriver. » lui confiera le contrôleur de train qu’il croise. Il trouve un papillon qui le projette ailleurs.

Saisies dans l’instant de leur vérité

Les statues de cire renvoient à la chambre du père et au sanatorium dans leur évocation :

« Leur inertie n’est pas réelle. Leur souffle est court. Tant pis, ils ne résisteront pas à l’histoire. lls sont faits pour une fois, saisis au moment où leur idée fixe, leur folie, approchaient la vérité. »

Ces personnages historiques sont là comme des statues mais leur vie est ailleurs, reprends l’idée du docteur Gotard. Cette scène est introduite et se terminera par une réflexion sur la possibilité d’une histoire sans le temps. La première allusion est exprimée par Bianca qui sera, tout au long du film, un double d’Adéla idéalisé ; elle sera la femme qui aime l’amour contrairement à Adéla qui n’aime que les hommes :

« Connais-tu une histoire que le temps ne peut plus changer ? Parmi toutes ces histoires, il en est une, inconnue de toi, et qui est passée. »

Puis reprise dans la discussion avec le jeune Rodolphe :

« L’album est un livre universel, et dans ses sous-entendus, la somme du savoir sur l’être humain. Notre histoire sera donc tissée de tirets, de points de suspension, de soupirs… et s’adressera à un esprit imaginatif. »

L’idée sera reprise à nouveau avec Bianca qui voudra en faire une histoire emplie de trahisons, de comportements répugnants mais aussi de désirs. Devant la résistance de Joseph, qui a découvert qu’elle était d’origine royale, Bianca ira jusqu’à lui avouer qu’elle était le petit garçon « Lonka » avec qui il aimait jouer. A ce moment où Bianca lui révèle que la nature est fondamentalement androgyne, sexuellement parlant, Jospeh est perdu. Le contrôleur arrive pour conclure cette scène fondamentale qui vient de se dérouler en plusieurs tableaux :

« – Nous réglerons tout, sans bruit, tout seuls. Les faits sont rangés dans le temps, enfilés sur sa continuité comme des perles. Cela compte pour le récit. – D’accord, d’accord, mais… Mais que faire des faits qui n’ont pas leur place dans le temps, des faits accomplis trop tard quand le temps a déjà été réparti ? Le temps serait-il trop étroit pour tout contenir ? – Le temps a ses voies secondaires, un peu douteuses, bien sûr, mais pour des faits sans théâtre, ne soyons pas trop exigeants. »

Constitutive du film, cette scène explique la relation qui existe entre le temps de « l’esprit » et le temps « naturel ». Si les deux se rejoignent dans le monde construit par chacun, ils ne peuvent pas coexister ensemble ; ils doivent trouver un terrain neutre.

Le temps « naturel » est une histoire qui se raconte dont on peut garder des traces et en expliquer la vie, le déroulement, ailleurs, dans des livres, des histoires, des études anthropologiques, des collections différentes du savoir pour saisir dans leur présence ce moment de la folie où ils s’approchaient de la vérité. Et tout cela s’enfile dans une continuité comme des perles, comme la logique des événements qui s’enchaînent.

Toutefois pour « l ‘esprit » le temps ne se déroule pas du tout de la même manière. Les faits qui s’enchaînent comme des événements dont on peut titrer une logique n’ont pas de place dans le temps de « l’esprit ». Leur déroulement dans le temps ne suit pas une linéarité. Ils sont non linéaires. Le temps « naturel » ne peut pas contenir l’ensemble des faits de l’esprit parce qu’ils sont trop nombreux et hors la logique du temps linéaire quand bien même ils peuvent avoir leur logique intrinsèque. Cette logique intrinsèque qui transforme le temps de l’histoire raisonnée en un désir irrationnel, qui ne peut appartenir au temps et à son histoire, sera exprimé par Bianca. Elle souhaite que Joseph reste alors qu’il a décidé de quitter cette impasse, suite à une discussion avec le contrôleur. Une nouvelle fois, à l’instar de la chambre d’Adéla, il quitte la scène en passant sous le lit.

L’étincelle de vie est le germe du temps

Ce nouveau passage l’emmène vers son père, âgé et malade. Joseph lui explique que tout est brouillé en lui. Son père l’invite à analyser les phrases et leur syntaxe. Son père continuera avec une explication pour qu’il trouve sa place dans le temps :

« Afin de trouver son germe de temps, il faut éliminer le bavardage trompeur des oiseaux, leurs adverbes pointus et les suffixes, leurs particules farouches, afin d’en extraire le grain. Le bon grain du temps. »

Puis au moment où son père se couche, exécute un lavement et travaille sur un livre d’oiseaux, il donne cette étincelle de vie à son fils :

« Emporte quelque chose avec toi, mon garçon, ne serait-ce qu’une pincée, et reçois-le dans ton sang, dans ta vie, sauve-le, fais-le vivre avec toi. »

Et il lui demande de partir. Il descend du grenier, retrouve sa mère qui lui demande de porter un repas à son père et se plaint qu’il ne vend plus qu’à crédit. Il veut monter au grenier, elle lui dit qu’il est au magasin. Il descend et retombe dans la même scène que la toute première, celle de l’échelle de Jacob.

La seconde venue de l’échelle de Jacob

Le foisonnement commercial de ce magasin synagogue semble à son comble. Il retombe sur Adéla qui lui reproche d’être né trop tard, de n’être qu’un enfant qui exécute les ordres de ses parents plutôt que de prendre sa propre voie. Il retrouve son père pour lui demander quelque chose. Il refuse de l’entendre, le perd, le retrouve et le renvoie ailleurs, hors de cette scène riche de la vie. En sortant il tombe sur trois personnages qui utilisent un langage ambigu et que l’on pourrait comparer à trois mages, messagers bibliques. Il n’en est rien, ce sont de simples marchands qui lui conseillent de vendre comptant plutôt qu’à crédit. Telles sont leurs paroles de sagesse. Puis vient un homme affublé de montres, probablement un vendeur, qui lui explique la destiné des riches et des pauvres. Joseph se retrouve dans un repas dont il ne comprend pas bien le but. Sa mère l’invite tendrement à s’asseoir. Adéla est une serveuse qui apporte un plat et lui offre un merveilleux sourire. En face de lui un père avec son enfant sur ses genoux. Joseph est assis à côté d’un vieillard qui radote et rit en le regardant. Rodolphe apparaît et lui propose de passer sous la table. Une fois de plus, il perd la notion du temps lorsqu’il regarde à nouveau la tablée. Le plat est vide, tout le monde est en train mangé alors qu’il a peine jeté un œil, quelques secondes, en voyant Rodolphe. Il décide de passer sous la table. A la suite d’une dispute avec le jeune Rodolphe sur la nature de cette histoire, il lui rappelle qu’il s’est engagé à prouver qu’elle est plus vraie que le vrai.

Saisies dans l’instant de leur liberté

En sortant du tunnel de cette tablée, il se retrouve avec les statues de cire, inertes. Il connaît, désormais, les mots qu’il faut prononcer pour leur donner l’étincelle de vie et leur donner le bon grain qui fera germer leur temps propre. Il libère les statues de leur immobilité. Puis il va libérer l’infante Bianca et Rodolphe qui ont été fait prisonniers. Il comprend qu’il s’est trompé dans sa démarche :

« Messieurs, je vous ai dérangés pour rien. Ces personnes sont libres et partiront librement. Dans mon aveuglement je voulais enseigner l’Écriture, interpréter la volonté divine. Et je n’ai suivi que de faux indices. Je les ai associés à des figures de hasard. »

Il propose à Rodolphe de devenir le régent de l’Infante, qu’il se comporte comme un mari et un père envers elle. Il propose aux anciennes statues de cire de devenir des joueurs d’orgue de barbarie pour élever le peuple. Il comprend qu’il a voulu jouer à Dieu et qu’on ne peut tout simplement pas. Il souhaite se suicider mais un soldat l’en empêche en lui demandant si son rêve n’est pas le rêve standard du Joseph biblique. Il répond par l’affirmative. Ce soldat le raccompagne vers sa mère.

Les oiseaux meurent du langage

De nouveau avec sa mère il demande des nouvelles d’Adéla. Elle lui explique qu’Adéla, à l’instar de l’infante Bianca qui est partie avec le jeune Rodolphe sur une barque, est partie en bateau pour l’Amérique. Elle n’y est jamais parvenue, le bateau ayant coulé. Il lui demande des nouvelles de son père. Avec ces allées et venues, son père l’a habitué à ce qu’un jour il parte définitivement. Le magasin n’existe plus, elle vend difficilement quelques restes. Il souhaite voir son père une dernière fois. Elle l’emmène au grenier.

Ce grenier autrefois coloré est devenu grisâtre, empli de toiles d’araignées, d’oiseaux mourants :

« Il était un de ceux dont les visages furent touchés par la main de Dieu. Ainsi il savait ce qu’il ne savait pas. Il devinait. Il pressentait. »

Joseph se retrouve dans la chambre du sanatorium, sur le lit, à la place de son père. Celui-ci est à côté, assis, il lui explique qu’il a loué un nouveau magasin et l’invite à le visiter.

L’ étincelle de vie s’étiole dans le temps germé

Joseph sort du sanatorium pour se retrouver sur la place du village qui n’est plus qu’un sombre souvenir, froid, brumeux, presque sans vie. Il retourne dans le magasin cloisonné qu’il parvient à ouvrir. Il y découvre les personnages du magasin synagogue figés comme des statues, quasi morts. Son père y est aussi. Tout est délabré, poussiéreux, en était de décomposition. Sentant la présence de son fils, le père joue une dernière fois la comédie de la vente de tissus comme si tout était normal. Une nouvelle fois son fils veut prendre soin de lui mais son père lui demande d’arrêter de l’importuner. Sa voix est distante et éthérée sans réelle présence. Il lui demande d’aller lire la lettre qui lui est destinée dans le bureau. Il acquiesce. En allant dans cette pièce qui n’est plus que ruines il prend conscience que tout cela n’est pas réel. Il se retourne, ouvre la porte du magasin et s’aperçoit qu’il n’y a rien, plus que de la poussière et du vide. Le magasin fermé et clôturé par des planches. Il ne peut sortir que par un soupirail et tombe sur des personnes qui s’enfuient en courant.

De retour au sanatorium il tombe sur son père qui souhaite manger un « filet de bœuf », il est entouré de femmes nues, séduit le jeune serveur qu’il embrasse sur la bouche. Son fils a du mal a supporté cette scène qu’il fuit à nouveau. Il tombe sur l’infirmière et lui demande de plus amples explications. Il se plaint que tout est laissé à l’abandon, qu’aucun soin n’est prodigué même les draps ne sont pas changés ! Il n’a plus peur de toutes ces mascarades et est prêt à ouvrir toutes les portes du sanatorium où qu’elles mènent. L’infirmière l’intime de se reposer dans sa chambre où il retrouve son père grabataire.

Il se plaint que personne ne l’aide, que les fils sont coupés, que son fils ne l’aide pas et qu’il préfère courir les jupons, qu’il devrait s’occupait du magasin. Ses forces le quittent et meurt en prononçant cette dernière phrase :

« Joseph, n’y a t-il pas eu du courrier de chez nous ? »

Le discours final sur le temps

Joseph retrouve le docteur, lui demande des explications. Ce qu’il va obtenir. Il se déclare idiot d’avoir cru à cette publicité du sanatorium où il avait envoyé son père et dont le slogan vendait du « temps reculé ». Au début du film, il avait trouvé dans la chambre d’Adéla un vieux livre composé uniquement de publicités qu’il considérait comme un livre sacré alors qu’Adéla s’en servait pour des choses plus triviales. Son père lui avait rappelé, à un autre moment du film, qu’il ne fallait pas lire au pied de la lettre certain textes et qu’il fallait savoir lire entre les lignes. Joseph se plaint de ce « temps reculé » vendu qui n’est pas honnête mais vulgaire, il est usé par les gens qui l’ont trop porté. L’infirmière lui rappelle qu’il a pu voir son père, lui parler, être avec lui. Il en conclut que l’espace est destiné à l’homme mais que le temps, on ne peut y toucher. Le docteur Gotard lui livre son ultime discours sur le temps :

« Nous savons tous que cet élément rebelle ne peut être maîtrisé que par un réglage rigoureux et incessant. Privé de contrôle, il joue des tours, n’est-ce-pas ? »

En même temps qu’il lui livre ce discours Joseph prend l’habit du contrôleur aveugle et affirme qu’il est heureux que son père ne connaisse pas tout cela car il n’est plus affecté par le temps.

La question du temps

Dans ce film le temps est articulé autour de deux conceptions du temps, celle de « l’esprit » et celle « naturelle ». Chacune d’elles est le versant d’un même sablier qui écoule les bons grains de temps entre ces deux mondes qui ne peuvent se tenir ensemble mais cohabitent d’une manière étrange donnant à la réalité, au réel une forme surprenante, composée autant par l’irréversibilité des événements qui s’enchaînent, et qui peuvent être étudiés comme des histoires logiques, que par les événements non linéaires de l’esprit qui s’emboîtent les uns les autres en des énigmes qu’il faut savoir lire au-delà du pied de la lettre. C’est avec ces deux modèles temporels que la réalité essaye de se construire, qu’elle « essaye d’arriver ».

Joseph, pris dans les entrelacs de son histoire parentale, ne peut percevoir cela d’une manière claire. Il a du mal à comprendre les différents avertissements de sa mère qui voit la réalité de son père mieux que lui. Obnubilé par l’image de son père, vendeur, jouisseur, orateur, séducteur avec des tendances homosexuelles, il veut lui donner de l’aide, le guérir, s’occuper de lui comme un père s’occuperait de son enfant alors que ce dernier refuse son aide. Il se comporte comme un enfant au lieu de revendiquer son autonomie. Excepté que son père, de par son absence trop prégnante, ne lui a pas transmis la manière d’acquérir cette autonomie. Sa mère trop occupée par la déchéance qu’elle voyait venir est tout aussi incapable que son père à rendre son fils autonome. Ce qui sera la cause de son éternel retour vers la même scène où tout le monde lui reprochera de se comporter comme un enfant alors, par dépit, il décide de devenir un héros, de libérer les statues de cire, d’être un héros biblique, de marier Bianca et Rodolphe sans que l’histoire avec Adéla puisse se réaliser.

C’est cela qu’il n’accepte pas, cette vision que lui renvoie cette exploration dans le temps reculé et qui le rendra aveugle. Il n’a pas été assez rigoureux avec le temps, cette chose rebelle, ce que lui confirmera le médecin.

Le temps de « l’esprit » est ce temps qui peut être en-dehors du temps, au-delà de toute histoire inscrite comme des « perles enfilées ». Il permet de construire une réalité alternative, imaginaire, non accomplie mais qu’il faudra savoir transformer dans le réel en quelque chose qui deviendra une perle comme une autre et qui sera, inexorablement, enfilée dans la longue suite des événements irréversibles. Toutefois le temps de « l’esprit », pour peu que nous y soyons sensibles, nous laisse une possibilité infinie, celle de trouver le bon grain de temps et de le faire germer correctement dans le temps de l’irréversible. Ce germe est un amour/enfantement au sens premier mais si on y regarde avec un peu plus de profondeur. Si nous savons aller au-delà des mots, des phrases et de leur interprétation trop littérale nous avons, peut-être, la possibilité de créer un germe de temps complètement nouveau et différent, un temps autre. Un temps qui nous rendrait notre éclat, qui emporterait avec nous cette étincelle de vie. Cependant donner vie à un enfant est déjà un cadeau d’une rare beauté, une étincelante forme de vie que nous emporterons avec nous si nous ne savons pas faire autre chose du sablier des temps.

La clepsydre, film de Wojciech Jerzy Has,1973