La jetée ou le voyage sans alphabet

L’histoire

A Paris, après la » Troisième Guerre mondiale » et la destruction de toute la surface de la Terre, les survivants, cachés dans les sous-sols, découvrent une faille temporelle qui leur permet de voyager aussi bien vers le passé que vers le futur. Les scientifiques cherchent à établir un corridor temporel afin de permettre aux hommes du futur ou du passé de transporter des vivres, des médicaments et des sources d’énergies : « appeler le passé et l’avenir au secours du présent ». Le héros a été choisi en raison de sa très bonne mémoire visuelle, les autres ayant échoué à cause de la grande confusion psychique générée par les voyages temporels qui les conduit à la mort. Ce dernier garde une image très forte et présente d’un événement vécu pendant son enfance, lors d’une promenade avec sa mère sur la jetée de l’aéroport d’Orly. Il peut voyager dans le temps malgré la souffrance, il ne sait plus très bien s’il visite le musée de sa mémoire ou celle du monde.

La tragédie du héros

Espace : la disparition du monde

L’histoire est simple. Elle présente une boucle temporelle. Un enfant, accompagné par sa famille dans un aéroport, celui d’Orly, voit une scène singulière. Un homme court vers une femme. Il retient la douceur de ce visage féminin puis il voit l’homme tomber suite à un bruit étrange. Il découvrira que cette scène-image qui l’obsède comme le temps, et qu’il fixe dans son esprit, ce qui lui permettra de voyager dans le temps plus facilement que les autres, est en fait la scène de sa propre mort : une boucle parfaite.

Ce souvenir de douceur, celui de la femme, dont il ne sait plus très bien s’il vient contrebalancer l’horreur de la troisième guerre mondiale, un peu comme un mécanisme de compensation psychique, scelle un destin qui ne peut le mener que là où il doit aller et pas ailleurs. Il y a là une réminiscence lointaine des fameuses énigmes grecques puisqu’il ne comprendra tout cela que beaucoup plus tard comme l’explique le narrateur.

Homère demande au Dieu l’origine de sa patrie. Il lui répond. Elle l’accueillera mort car il doit prendre garde de l’énigme des jeunes gens. Il arrive dans sa patrie natale, trouve des pêcheurs, il leur demande s’ils ont pris quelque chose ; ils répondent avec cette célèbre énigme qui fera mourir d’abattement Homère :

« Ce que nous avons pris, nous l’avons laissé ; ce que nous n’avons pas pris, nous le portons. »

Il faut une catastrophe totale pour que cette scène-image prenne corps ainsi qu’une fiction de la science : une faille spatio-temporelle. Nous retrouvons la même idée tragique dans les films Terminator où le héros du film ne pourra être qu’un grand héros, sauveur de l’humanité, à la condition unique qu’il y ait, d’abord, destruction de cette dernière – la tragédie révèle le héros ; sans elle, il n’est qu’un simple ouvrier, un vagabond, un fou bon pour l’asile – puis un voyage spatio-temporel lui révèlera son destin.

Dans un monde sans Dieu-x, il faut de nouveaux systèmes d’explications pour mettre en place la tragédie et le sauveur qui viendra délivrer l’humanité de son funeste destin. La tragédie ne se centre plus sur la vie du héros qui sera mise en jeu, en énigme comme celle d’Homère. La tragédie porte sur une catastrophe humaine où le héros n’a plus qu’à développer des facultés endormies afin de surpasser ses propres capacités et celle de l’humanité. Pour notre héros, la situation est bien différente. Son héroïsme ne tient pas à des facultés endormies qui ne demandent qu’à être réveillées, mais à ses facultés mentales lesquelles doivent faire la différence entre le schéma (le modèle flou et vague de l’analogie), le besoin d’inférer une analogie de rapport entre ces modèles flous (il affine son observation) pour finalement retrouver une forme d’égalité où la scène qu’il voit et vit n’est plus celle de ses souvenirs mélangés à la réalité mais sa capacité à distinguer le réel et ses relations. Temps : sous la surface des ruines

C’est dans un monde souterrain que se réfugient les survivants de cette catastrophe. Quelques scientifiques pratiquent des expériences pour le moins étranges. Les différents cobayes succombent à celles-ci ou deviennent fous. Le héros apprendra que l’espace est définitivement fermé, qu’il ne reste plus que le temps, un trou temporel à explorer comme lien de survie possible afin d’y projeter des émissaires dans le passé et l’avenir au secours du présent.

La dangerosité des expérimentations vient du fait qu’un humain projeté dans une époque différente par rapport à la sienne se retrouve à naître une seconde fois comme adulte et que cela est difficilement acceptable pour le psychisme humain. Il faut aussi noter que le traumatisme d’une troisième guerre mondiale avec une destruction quasi totale de l’espace ne doit pas aider à un confort psychique d’un esprit projeté dans le passé, lequel connaît le futur du monde, et, projeté dans le futur, voit les conséquences de cette troisième guerre mondiale. C’est presque une chose normale, logique que l’esprit projeté ait du mal à accepter des changements aussi radicaux. Les scientifiques se tournent donc vers des personnes obsessionnelles, peut-être que cette fixation les aidera à outrepasser ces chocs traumatiques supplémentaires. La pioche et l’idée semblent avoir été les bonnes.

« Le sujet ne meurt pas, ne délire pas. Il souffre. On continue. »

Les images, théâtre de sa mémoire, théâtre du réel

Au bout de quelques jours, des images surgissent, des souvenirs, des scènes, des sensations de plaisirs associés à des paysages, des personnes, des silhouettes féminines, il se retrouve sur la jetée de l’aéroport d’Orly. D’autres images surgissent, il voit cette femme qui lui sourit. D’autres images apparaissent. Elles dessinent peut-être le musée de sa mémoire.

L’analogie avec l’ancien art de mémoire1, autre réminiscence du monde grec et des traditions anciennes de ce film, est quasi évidente où ces scènes-images forment autant de souvenirs narratifs que de plongeons dans le passé en des lieux bien spécifiques. Ils lui servent à passer plusieurs étapes de reconstruction et de différentiation : d’abord celle du rapport d’égalité entre ses souvenirs du passé mêlés à ses projections spatio-temporelles où il croise plusieurs silhouettes féminines pour se diriger, ensuite, petit à petit, vers le rapport d’égalité entre le réel et sa mémoire. Il distinguera de mieux en mieux femme qu’il cherche à connaître pour qu’ils vivent dans une même période temporelle. Autrement dit, il s’acclimate lentement au monde dans lequel il est plongé. Il lui faudra un mois pour être sûr que ce qu’il voit est bien le monde réel. Cette femme autant que les lieux lui servent de système de différentiation et de distinction.

Ce passage anodin du film livre une donnée importante des voyages dans le temps et qui est rarement voire pas du tout expliquée dans les films classiques traitant de ce sujet : celle de l’acclimatation psychique qui a besoin de reconstruire l’ensemble des relations au monde ainsi que les analogies, associations, distinctions afin de bien différencier ce qui appartient à son esprit de ce qui ne lui appartient pas. Une difficulté supplémentaire et majeure qui questionne la possibilité du voyage dans le temps du point du vue du psychisme cette fois-ci.

Cette question n’est jamais clairement abordée mais imaginons un instant l’effort intellectuel incommensurable du voyageur dans le temps lequel doit reconstruire l’ensemble des relations dont il dispose. Il est dans un ailleurs radical même s’il y a des ressemblances ; il fabriquer de nouvelles distinctions ; non seulement les objets, les éléments, les paysages qui lui semblent communs mais aussi ceux qui lui sont complètement inconnus ou qui lui apparaissent comme incongrus. Comment ne pas se perdre dans un tel effort intellectuel ?

Les spectres de l’avant et de l’après

Accroché à l’instant présent du voyage vers le passé, sans souvenir ni projet, il apparaît et disparaît devant cette femme à l’instar des scènes-images qui se produisent dans son esprit, et dans celles du photo-roman que nous regardons, sans lien direct ni apparent. Elle le compare à un spectre qui apparaît et disparaît sans cesse. Elle n’est pas dérangée par cet aspect étrange du personnage. Une forte amitié se noue entre eux comme s’ils partageaient tous les deux quelque chose hors du temps.

Il se souvient des objets, des choses, des gens, des environnements différents et multiples lesquels constituent notre quotidien dont n’avons presque plus consciences alors que, pour lui, ils sont le rappel d’un passé, d’un souvenir aux nombreuses richesses insoupçonnées. La perte d’un monde, ce passage, trahit toujours ces petites choses qui passaient pour anodines et qui deviennent les plus importantes une fois ailleurs. Plus il avancera dans son voyage, plus les images, la réalité se peupleront d’individus, d’animaux, de lieux différents et multiples.

Avec ces différents allers-retours vers le passé afin d’être dans cette histoire qu’il construit avec elle, il ne sait plus très bien si tout cela est réel, appartient à sa mémoire, ou est juste son imagination. Une autre mention furtive de la difficulté d’adaptation du cerveau. Dans le présent, son présent, ce qu’il a vécu, grâce au voyage dans le temps, s’ajoute comme de nouvelles données ; comment se rattachent-elles, dans sa mémoire, à sa vie, son passé, ses souvenirs propres ?

Ce n’est qu’au bout du cinquantième jour, presque deux mois, qu’il peut se déplacer et se mouvoir dans cet espace-temps du passé et qui n’est plus le sien.

Devant le succès de ses voyages vers le passé, les scientifiques décident de l’envoyer vers le futur. Ses voyages sont encore plus éprouvants. Le futur semble mieux se défendre que le passé, explique le narrateur. Paris est reconstruit mais la ville est totalement méconnaissable. Au bout d’énormes efforts il parvient à un futur lointain qui ne veut plus entendre parler du passé.

« Puisque l’humanité avait survécu elle ne pouvait pas refuser à son propre passé les moyens de sa survie. »

Convaincus par ce sophisme, nous explique le narrateur, les personnes du futur lui confient une centrale d’énergie capable de remettre en marche toute l’industrie humaine. Les personnes du futur lui révéleront qu’elles voyagent aussi dans le temps, beaucoup plus facilement. Plutôt qu’un destin funeste de mort qui l’attend, il demande aux personnes du futur de retourner vers le passé, vers cette femme qui l’attend au fond de la jetée de l’aéroport d’Orly. Ce n’est qu’une fois présent qu’il pense à lui, enfant, présent ce jour-là. Le jour de sa mort.

La question du temps

Dans ce film énigmatique qui fonctionne comme une boucle temporelle, nous découvrons que le véritable sujet de l’histoire n’est pas la description de cette temporalité circulaire à la manière d’une tragédie grecque, mais l’extrême difficulté de l’esprit humain à s’adapter aux bouleversements psychiques que provoque le voyage dans le temps.

Les voyages dans le temps sont des voyages dans un monde inconnu, sans alphabet. Même si cela n’est jamais explicitement dit, telle est la somme imaginée que représentent à la fois ces machines qui voyagent dans le temps et leurs créateurs. C’est bien à un savoir dont nous peinons à cerner le contenu ainsi qu’à ses conséquences psychologiques que se frottent les savants qui veulent voyager dans le temps, en tout cas dans les films. Voyager à travers un monde ou dans un monde qui n’aurait nul alphabet, nulle science, nulle connaissance mais qui ne cesserait de nous chuchoter : « le chemin de cette connaissance, celui vers lequel tu aimerais aller n’est pas constitué d’alphabets, de nombres mais d’autres choses encore plus lointaines, plus fondamentales. Au début, tu seras étonné, tu ne rencontreras que des paradoxes. »

Le film de Chris Marker est un photo-roman – Les romans photos étaient légions dans les magazines des années 60 –. La succession saccadée des images nous empêche d’être un simple spectateur qui se plonge dans l’histoire, de plus la narrateur avec une voix quasi neutre ajoute un nouvel éloignement. Le héros vit son histoire mais nous observons celle-ci comme un simple rapport de détective, de police, d’espionnage. Nous sommes à la fois à l’intérieur d’une histoire, celle du héros et complètement en dehors de celle-ci. Dès lors nous croisons un paradoxe bien curieux qui est à l’image de la société dans laquelle nous sommes immergés : comment être dedans tout en se regardant de l’extérieur ? À supposer que ces deux dimensions soient réelles et que nous n’essayons pas de les rendre plus vraies alors qu’elles ne sont qu’apparences.

Comme dans un voyage dans le temps qui fabrique ses propres paradoxes : ce photo-roman filmé génère un regard extérieur sur ce qui est vécu à l’intérieur de l’ histoire. Tarkovski explique que le principal intérêt esthétique du cinéma, et en conséquence sa grande invention, est d’avoir réussi à imprimer le temps sur la pellicule. Ces différents et multiples temps qui se déploient en un seul objet montrent l’extrême malléabilité du temps. Le temps imprimé de la pellicule n’est pas celui de l’histoire qui lui-même présente un voyage dans le temps et ses conséquences psychologiques.

L’ensemble de ces dimensions temporelles s’accumulent en plusieurs couches, toutes ayant leur propre unité temporelle, toutes indiquent une réalité pour elles-mêmes, mais elles ne peuvent jamais être prises en compte comme un tout. Elles se synthétisent et disparaissent durant le film, pendant son histoire pour nous faire entrer dans une dimension temporelle quasi complète laquelle investit un espace bien précis : celui d’une succession d’images qui se construit comme une confusion psychique entre le réel et le vécu dont il faudra au héros un temps d’adaptation relativement long, deux mois pour le passé, peut-être plus pour le futur. Cette succession d’images est comparée à une sorte de « musée de la mémoire » du héros dont la difficulté à dégager le réel de ses souvenirs refabrique un monde entier avec ses multiples relations. Il conservera en lui le souvenir, l’impression d’avoir vécu plusieurs vies.

La comparaison avec la fabrication de la mémoire est importante car nos souvenirs ne sont jamais des histoires complètes, mais des images, des sensations, des ressentis qui se combinent et se recombinent au gré du temps de notre vie. Pour qu’elle puisse fonctionner comme une sorte de forme logique, il a fallu, d’abord, que nous apprenions à notre cerveau comme lire, comprendre l’ensemble de ces relations avec le monde environnant. Il lui faut un alphabet, un code, ou, tout au moins, c’est ainsi que nous comprenons ce type de fonctionnement.

« C’est pourquoi il faut savoir que dans la grande machine de mon Théâtre se trouvent, disposés en lieux et en images, tous les lieux qui peuvent suffire à rassembler et gouverner tous les concepts humains, toutes les choses qui existent dans le monde entier, et non pas seulement celles qui appartiennent aux sciences et aux arts, nobles aussi bien que mécaniques. Je sais bien que mes paroles vont faire naître l’étonnement et rencontrer l’incrédulité des hommes, tant que l’effet n’en sera pas sensible ; et pourtant je prie ceux qui liront cette partie de bien vouloir se contenter ici d’un exemple que je vais donner, si clair qu’il devrait être un signe de vérité. Je leur demande de me prêter attention. Avant que fussent inventées les vingt-deux lettres de notre alphabet, si quelqu’un s’était proposé de donner vingt-deux caractères avec lesquels pussent être notées toutes nos pensées, avec lesquels toutes les choses dont nous parlons pussent être écrites, ne se serait-on pas gaussé de lui ? Et pourtant nous constatons que ces quelques lettres qui forment l’alphabet suffisent à tout exprimer. » (Giulio Camillo Delminio in De l’imitation)

L’Art de mémoire, appelé aussi méthode des lieux, est une méthode mnémotechnique pratiquée depuis l’antiquité. Elle sert principalement à mémoriser de longues listes d’éléments ordonnés. Elle est basée sur le souvenir de lieux déjà bien connus, auxquels on associe par divers moyens les éléments nouveaux que l’on souhaite mémoriser. Cet art fut enseigné pendant des siècles dans les universités, comme constituant une partie de la rhétorique et de la dialectique. Il permettait à un orateur de mémoriser rapidement un sermon ou un discours. (d’après wikipedia, article art de mémoire)

Humaniste de la renaissance italienne. Il développa dès ces années un projet très curieux, inspiré de l’« art de la mémoire » de la rhétorique ancienne, mais aussi de théories d’origine hermétique ou cabalistique : construire sous la forme d’un théâtre en bois, pour un spectateur, une sorte de projection de l’esprit humain, un ensemble de « lieux » peints auxquels l’utilisateur devait associer des images issues de la culture classique, outil mnémotechnique pouvant servir à la formation du parfait orateur et savant. (d’après Wikipédia, article Giulio Camillo Delminio)

La jetée, Film de Chris Marker, 1962