Le quotidien et le temps ritualisés : Le cheval de Turin

L’histoire

A Turin, en 1889, Nietzsche enlaça un cheval d’attelage épuisé puis perdit la raison. Le narrateur nous explique que nous ne connaissons rien de ce cheval. Quelque part, dans la campagne : un fermier, sa fille, une charrette et un vieux cheval. Dehors le vent se lève, le monde se réduit à ces personnages et un même lieu, une cuvette d’une colline sur laquelle prône au loin un arbre mort, plus près un puits, la ferme et ses habitants. Chaque jour, sans jamais quitter les gestes et les paroles de leur quotidien, le père, la fille et le cheval vont se confronter à quelque chose d’inconnu qui les dépasse et qu’ils ne peuvent comprendre. Sans savoir ce qu’il se passe, ils continueront à vivre jusqu’à la fin. Quelques notes préliminaires

Le film ne parle pas de voyage dans le temps ni de paradoxe temporel. Il n’en explore pas moins le temps, ses tréfonds dans notre quotidien, le rythme que nous lui donnons, jusqu’à sa disparition, furtive et fugace comme s’il n’avait jamais existé.

Le temps de la narration de cette fin se déroule en 6 jours et, immanquablement, rappelle les 6 jours de la création. En filigrane nous retrouvons les mêmes éléments, les humains, les animaux, les eaux, le sec, la lumière, les ténèbres. Tout comme dans la genèse, il y a une sorte de court prologue, raconté par le narrateur, il sert d’introduction avant le premier jour qui fera débuter véritablement l’histoire.

Cette respiration qui se termine en six jours est un souffle qui ne connaît pas le zéro puisque l’histoire commence par le premier jour ; elle ne commence pas par le jour zéro1. Tout se vide de sa substance, petit à petit, le rien, le néant approche à grand pas. Pour le père et la fille, ce néant, ce vide qui arrive est incompréhensible, insaisissable. Il n’est pas imaginable. Dans ce monde où tout est, existe dans le réel ; le contraire, l’abstraction, ne peut avoir de place.

L’isolement extrême de ces êtres et de leurs vies, rattachés à un lieu précis, un espace unique est la construction sociale de l’espace selon l’humain ; le temps est, quant à lui, signifié par les rituels répétitifs du quotidien ; ils marquent un rythme journalier du lever au coucher. Les actes de la vie sont exécutés avec des gestes précis, lentement appris ; les paroles ne sont que de simples injonctions voire des ordres. Les sentiments, les émotions sont exprimées et transposées de manière physique et affective sur le cheval.

Nous ne savons rien du lieu où se situe l’action du film. Le seul indice du lieu est donné par l’eau de vie qu’ils boivent chaque matin, la pàlinka, boisson traditionnelle connue dans le bassin des Carpates, entre Hongrie et Transylvanie.

Les travaux et les jours du quotidien : 1er jour

Nous découvrons un père, sa fille, un cheval, une charrette, une ferme. Un monde clos sur lui-même avec quelques échanges avec l’extérieur signifié par la charrette et le chemin de retour. La vie y est rude, quasi muette. Les visages ne sourient pas, ils sont emplis d’un effroi statique qui leur confère une apparence de statue. Les dialogues se résument à quelques mots d’ordre et autres injonctions. Chaque geste, chaque parole sont liés au réel, au vécu dans la réalité. Le cheval est le personnage central, car il est celui qui relit au monde cette famille perdue au milieu de nulle part. D’où son importance extrême, une attention particulière lui est apportée. Il jouit d’une bergerie presque aussi grande que la maison dans laquelle il est le seul animal. La charrette est aussi un élément important dont chacun prend un soin particulier, presque plus que pour eux-mêmes.

Il n’y a aucune place pour l’imagination. S’il existe un monde intérieur, imaginaire, il ne nous est pas présenté clairement. Seule ouverture sur l’extérieur et, peut-être, le monde intérieur restent ces longs moments où la fille comme le père s’assoient devant la fenêtre et observent le paysage lointain. Les nombreux plans de cette vue extérieure, au cours de chaque jour, nous livreront des indices précieux sur ce qu’il se passe. Le père est handicapé d’un bras et il a besoin de sa fille pour l’aider dans les actes de la vie quotidienne. C’est le seul élément de psychologie qui nous sera donné. Une fille entièrement dévouée à son père sans qu’elle imagine autre chose. La mère est peut-être partie ou morte ; seul lui subsiste un portrait qui apparaîtra furtivement au moment du départ (le quatrième jour).

Ce premier jour se termine avec une première question. Le père s’étonne de ne plus entendre les vers xylophages. Sa fille lui demande qu’est-ce que cela veut dire ; il lui répond qu’il ne sait pas. « Dormons !» sera son dernier mot.

Le discours : 2e jour

Le quotidien recommence, allumer le feu, aller chercher l’eau, habiller le père, prendre un verre de pàlinka (eau de vie), sortir le cheval… mais il ne veut plus bouger. Le père est en colère ; le cheval de retour dans la bergerie, il ne reste plus que le quotidien : couper du bois, laver le linge, travailler le cuir, manger, s’asseoir.

Puis une nouvelle étrangeté surgit un homme leur tient un discours quasi prophétique. Le père demande pourquoi il ne va pas en ville. Le vent l’en empêche : « Tout va en ruine ! » rétorque le visiteur. Le père lui demande quelques explications.

Tout est en ruines à cause de l’homme. Ce n’est pas un cataclysme extérieur qui se produit en vertu de l’innocence humaine mais uniquement le jugement de l’homme non pas par un Dieu mais par lui-même. Peut-être que Dieu est mêlé à cette histoire de jugement. Tout ce à quoi touche l’homme s’avilit et comme il touche à tout…

Il veut acquérir mais il avilit en même temps et cela dure depuis des siècles. Il n’y a plus de combat pour la beauté, la grandeur, l’élévation. Il n’y a qu’une seule face : l’avilissement, l’acquisition, la perte jusqu’à la fin. Le combat entre le beau et le lait, le bien et le mal est perdu d’avance parce qu’il n’y a plus de combat, qu’une seule face ; il n’y a nul endroit où quelqu’un peut se cacher et espérer le beau, le bien sans que cet endroit devienne la propriété des personnes qui avilissent.

Le ciel leur appartient, nos rêves leur appartiennent, l’instant présent, la nature, le silence même l’immortalité. Tout est absolument perdu et leur appartient ! Les bons finissent par comprendre qu’il n’y a pas de Dieu ni des Dieux, qu’il n’y a pas de bien ni de mal, cette ultime lueur d’intelligence leur fait comprendre qu’eux-mêmes ils n’existent pas puisque ce à quoi ils croyaient n’existe pas aussi. Lui-même finit par comprendre que tout cela est futile parce que rien ne peut changer sur terre et seul un changement d’une autre nature…

Le père en marre et lui demande de partir. Ainsi finit le second jour.

L’eau de la lecture : 3e jour

La vie continue ses rythmes ritualisés : se lever, s’habiller, aller chercher l’eau, prendre un verre de cognac pour petit déjeuner, s’occuper du cheval… sauf qu’il ne veut ni manger ni boire en plus de ne plus vouloir bouger. La fille fait la remarque, le père affirme qu’il mangera plus tard. Et le quotidien se poursuit comme s’il ne se passait rien.

Des gitans passent par là. Ils s’arrêtent pour boire l’eau du puits. Le père demande à sa fille de les repousser. Y arrivant tant bien que mal le père décide de les effrayer avec une hache. Le grand-père des gitans donne un livre à la fille, certainement un livre religieux.

La fille s’offre un moment de répit avec ce livre qu’elle garde précieusement. Il sort de sa bouche quelques mots balbutiants, prononcés avec fragilité et beauté. Pour avoir donné un peu d’eau, même si sa réaction induite par son père déniait ce don, elle a reçu, en échange, la parole. L’eau qui nourrit la vie du corps se transforme en mots qui nourrissent la vie de l’esprit.

L’eau disparue, la famille s’en va : 4e jour

Le quotidien est réinvesti par les rituels. Il n’y a plus d’eau dans le puits. Le cheval ne mange plus, ne bouge plus. Il ne boit plus. Le père décide de partir. Ils préparent leurs affaires, une charrette qu’ils tireront eux-mêmes, le cheval les suit également. Ils partent puis reviennent. Les vents violents et l’opacité grandissante les empêchent d’aller plus loin. Ils reviennent. Cette scène de départ et du retour est marquée par un plan impressionnant où la fille assise derrière sa fenêtre, la vue étant extérieure cette fois-ci, ressemble à une apparition fantomatique et inquiétante. La boucle est bouclée.

Les dernières lueurs : 5e jour

Le quotidien, des regards échangés. Le cheval est libéré des liens qui l’unit à l’humain comme animal de trait. Son regard est profond, émouvant ; il sait peut-être quelque chose, ou le sent que ni le père ni la fille ne veulent voir. Au-dehors, tout devient de plus en plus opaque. La vue extérieure depuis la fenêtre devient une image tout aussi irréelle et fantomatique que celle du quatrième jour. Le père assis devant la fenêtre, la tête recroquevillée en avant ne regarde même plus dehors mais en lui-même, peut-être… La fille continue les travaux de chaque jour. Ils mangent.

Un noir absolu arrive, les ténèbres apparaissent. La fille demande ce qu’il se passe. Le père lui ordonne d’allumer les lampes. Elle les allume, alors la lumière permet de les distinguer, de les voir une dernière fois. Mais cela ne durera pas bien longtemps. L’huile refuse de s’allumer, les braises s’éteignent aussi. La fille lui demande ce qu’il se passe. Le père n’en sait rien. Il lui propose d’aller se coucher. Étrange résonance avec le premier jour. Lueur d’espoir du père, il suggère d’essayer de rallumer le feu le lendemain. Le narrateur nous informe d’un silence opaque tant à l’extérieur que dans la maison. Il n’y a plus aucun bruit.

La fin : 6ème jour

De cette opacité ténébreuse, il nous est donné une dernière vision. Un éclairage venu de nulle part nous permet de les voir, assis à table, devant leur assiette. Penchés sur eux-mêmes. Le père mange une pomme de terre crue. Il invite sa fille à en faire de même, mais elle ne semble plus réagir, elle est là, prostrée ; puis le retour de l’obscurité.

La question du temps

Dans ce film le temps est séparé en deux par la structure du film. Les protagonistes ne semblent avoir aucune notion du temps tel que nous le vivons. Il n’y a aucune horloge. Il n’y a que ce rythme fondamental entre jour et nuit. Dans cette vie quotidienne a-temporelle, la mesure du temps s’organise autour des rituels, des activités de la ferme. Le temps est réel non pas rattaché à un concept abstrait de mesure de ce dernier. La mesure du temps est renvoyée à nous spectateurs. Les jours comptés apparaissent avec des images intercalées et elles nous coupent de la vie du père et de la fille. Pour la famille, tout est toujours pareil, identique à la vie, aux travaux de chaque jour. Notre conscience du temps, de sa mesure nous appartient, de même que l’idée qui en découle : celle de la fin du temps. Alors que pour le père et la fille, rien de tout cela ne semble avoir une réalité quelconque. Il y a bien des événements étranges qui se produisent : le refus du cheval d’avancer, de manger, les vers xylophages qu’ils n’entendent plus, le discours sur l’avilissement, etc. Rien ne semble les influencer.

Nous aimerions, en tant que spectateurs, qu’ils adoptent le même point de vue que nous : celui de la fin du temps et de la fin de l’espace. Ce décalage de perception crée une coupure narrative entre savoir et ignorance. La fille questionne le père plusieurs fois. Il n’a rien à lui répondre parce qu’il ne sait pas ce qu’il se passe. N’ayant aucun moyen de mesure du temps ni peut-être de connaissances des livres religieux qui parlent de la fin des temps, il n’est pas en mesure de saisir ce qu’il se passe. Toutefois les animaux, de par leur instinct, ressentent qu’il se passe quelque chose.

Quant à nous, spectateurs, qui observons ce décompte des jours se produire. Il nous renvoie à notre propre culture, notre manière de percevoir et de comprendre le temps. La connaissance du temps qu’elle soit scientifique ou religieuse est bien de notre côté. Le temps mesuré du spectateur n’est pas celui du temps vécu par cette famille. Nous sommes devenus la perception plus abstraite du temps, cette flèche du temps, comme aiment dire les physiciens. Avec ce film, nous sommes placés dans un espace intemporel qui, généralement, nous échappe puisque nous sommes dans la vie, le quotidien même si nous mesurons le temps et avons conscience que le temps mesuré n’est pas tout à fait le même que cette flèche du temps irréversible. Pour nous la mesure du temps est rendue par les plans intercalés où nous lisons, premier jour, deuxième jour, troisième jour, etc. Le temps est un nombre dont nous déterminons sa réalité tangible par l’apparition de ce décompte et du narrateur lesquels enserrent encore plus l’histoire de cette famille dans une réalité qui n’est plus commune. Il nous compte l’histoire d’une fin qui nous renvoie à notre propre culture. L’histoire se déroule en 6 jours à l’instar des 6 jours selon la genèse.

Les deux temps se rejoignent en un néant complet à la fin. Plus rien ne se distingue, il n’y a plus de relations possibles réelles ou abstraites. Il n’y a qu’un vide complet ou une opacité telle qu’elle ne nous permet plus distinguer quoi que ce soit. L’ensemble des protagonistes, spectateurs et acteurs, sont unis en un même tout quand bien même nous observons ce tout occulté par les ténèbres. Un paradoxe s’exprime ici, nous sommes plongés dans cette obscurité tout en étant au-dehors de celle-ci.

« Un poème est l’image même de la vie exprimée dans sa vérité éternelle. Il y a une différence entre une histoire et un poème ; une histoire est un catalogue de faits détachés lesquels n’ont pas d’autres connexions avec le temps, l’espace, la circonstance, la cause et l’effet ; la poésie est une création d’actions selon les formes immuables de la nature humaine, telle qu’elle existe dans l’esprit du créateur, qui est elle-même l’image de tous les autres esprits. La première est partiale et s’applique uniquement à une période de temps définie combinée avec certains événements lesquels ne peuvent jamais se reproduire ; la seconde est universelle et contient, en elle-même, le germe d’une relation de motifs et d’actions qui se déroulent dans toutes les variétés possibles de la nature humaine. Le temps, qui détruit la beauté de l’utilisation des faits particuliers d’une histoire, dépouillé de la poésie qui devrait les investir, augmente celle de la poésie et développe à jamais de nouvelles et merveilleuses vérités éternelles qu’il contient. Ainsi les épitomés2 ont été nommés les papillons de l’histoire parce qu’ils ont fait disparaître la poésie. Une histoire de faits particuliers est comme un miroir qui obscurcit et déforme ce qui devrait être beau ; la poésie rend beau ce qui a été déformé. » (Percy Dysshe Shelley , a defense of poetry – traduction personnelle)

Si, comme moi, vous suivez les propos de Percy Dysshe Shelley alors Béla Tarr a peut-être réussi cela : réunir l’histoire et la poésie en une seule forme en déformant notre perception du temps pour redonner la beauté aussi bien à l’histoire qu’à la poésie, révélée par chaque fait qui est raconté à partir des lieux précis qui les contiennent : l’environnement familial et l’esprit du spectateur.

1 Le monde antique ne connaissait pas le zéro. Il ne pouvait y avoir de vide, de néant, de rien. Lire la biographie du zéro à ce sujet par Charles Seife.

2 Un épitomé est le condensé d’une chose, généralement une œuvre. Il se distingue d’un résumé par le fait que ce dernier est produit à partir de citations d’un travail plus grand, alors que l’épitomé est une œuvre à part entière faisant intervenir, au moins en partie, un travail inédit.

Ainsi, plusieurs écrits de la Grèce et de la Rome Antique ne sont disponibles de nos jours que sous forme d’épitomé. En effet, certains auteurs postérieurs, les « épitomateurs », écrivaient des versions allégées des travaux classiques, qui ont été ensuite perdus. (source, wikipedia, article épitomé)

Le cheval de Turin, Film de Béla Tarr, 2011