Remonter le cours du temps : « voyage dans la préhistoire »

L’histoire

Parce que le petit Jirka (Gorges) est féru de fossiles préhistoriques mais se désole de n’avoir pas connu cette période lointaine, ses trois amis Tonik, Petr et Jenda (Antoine, Pierre et Jean) l’entraînent dans un voyage extraordinaire qui les propulse à l’âge de glace ! Remontant un large fleuve sur une petite barque, les quatre garçons remontent également le temps et arrivent progressivement dans l’ère jurassique. Des peintures rupestres aux amphibiens, en passant par les mammifères et de terribles dinosaures, ce voyage initiatique s’avère rempli de surprises et de dangers…

Le passage

Des adolescents découvrent dans une grotte, qu’ils considèrent comme magique, un animal préhistorique fossilisé : un trilobite. Dans leur rêve et surtout celui du plus jeune, Georges, ils aimeraient remonter le cours du temps pour retrouver un trilobite vivant plutôt que de l’explorer à partir des dessins schématiques sur leur cahier d’école ou/et de visiter un musée constitué d’animaux en ou, encore, de les voir représenter par des artistes. Ils veulent voir ces âges de la préhistoire « pour de vrai ».

Leur rêve s’accomplira grâce à cette grotte magique qui se révèle être un passage temporel du monde réel vers la réalité du monde de leur imagination. Une fois cette frontière passée, ils peuvent se déplacer dans le temps en même temps qu’ils parcourent le cours d’eau d’une rivière toujours calme.

Ils traversent les différents âges de la préhistoire comme des enfants mais ils veulent se comporter comme des scientifiques. Ils notent tout ce qu’ils voient, trouvent, sont tentés de prendre des échantillons mais ne le font pas, mesurent la taille d’un dinosaure mort, prennent des photos, observent les traces laissées par nos ancêtres, en tirent des conclusions. Ils croisent « pour de vrai » toute sortes d’animaux préhistoriques et d’autres, peut-être imaginaires, qui semblent marquer des stades manquants de l’évolution.

Leur voyage se termine sur une autre frontière, une plage, où ils trouvent les premiers éléments de la vie, l’eau, la terre, des algues, des coquillages et un trilobite vivant. Passage de l’inanimé vers l’animé.

Remonter à la source…

Où l’eau et la terre se rencontrent avec le temps, compris comme signe de la vie. Dans ce film, le temps n’est pas une entité abstraite, une quatrième dimension où pourrait s’exprimer un paradoxe temporel. Le temps ne peut s’exprimer que dans le vivant et le vivant indique comment le temps s’inscrit en lui par la notion scientifique d’évolution.

De part leur attitude qui se veut scientifique et du fait qu’ils remontent les différents âges préhistoriques en se laissant glisser sur l’eau ils n’appartiennent pas au temps du vivant en train de se former. Ce sont les enfants qui représentent une entité abstraite, en-dehors du processus même du temps vivant.

…De la connaissance comme de l’ignorance

La linéarité du temps est celle du vivant mais sa connaissance est celle de l’ignorance. Chaque âge préhistorique est séparé par un flou, représenté par une brume, exactement comme sur leur cahier, symbolisé par des traits. L’ignorance se trouve dans ces moments opaques et la connaissance dans les cases où il y a quelque chose dedans, en l’occurrence, plantes, animaux expliqués par leur maître d’école. Ce qu’ils voient, traversent, « pour de vrai », dans un monde représenté en trois dimensions est le schéma projeté des dessins en deux dimensions présents sur leur cahier. Ils peuvent ainsi compléter ce qui leur manque fondamentalement : une expérience sensible non abstraite de la préhistoire.

Il faut retenir cette projection à l’envers où c’est le dessin en deux dimensions, le schéma, le trait abstrait qui est habituellement une re-présentation schématique de la complexité du monde en trois dimensions qui se produit devant nous et se présente à nous, devient ce qui se présente à eux comme réel (le cahier de cours sur la préhistoire), et, le monde de la préhistoire comme une re-présentation, une re-production projetée en trois dimensions de ce même cahier.

Traversées de la frontière

De ce désir d’une expérience sensible, ils ne cesseront pas de quitter le monde intemporel et abstrait signifié à la fois par l’eau et leur barque. Pour chaque âge préhistorique, ils quittent ce flux, un peu trop abstrait pour eux, pour vivre pleinement une expérience sensible, hors du commun qui sera difficile à retranscrire.

Ils vivront ainsi de nombreuses expériences émotionnelles avec différentes rencontres, découvertes où ils peuvent sentir avec leurs corps quelque chose d’inoubliable mais proprement impossible à transcrire d’une manière scientifique.

Ils ont bien conscience de cette limite qui est celle de leur propre âge mais aussi du manque de réelles connaissances et de ses outils. La séquence où ils décident de mesurer la taille d’un dinosaure décédé à l’aide de leurs pas et de leurs mains révèle toute l’approximation de leur démarche scientifique qu’ils remplacent par un vécu beaucoup plus riche où ils n’arrêtent pas de trébucher, de s’échapper, de se perdre, de se retrouver, de s’enliser dans de la boue, de l’eau, de la glace et de se réchauffer près du feu.

Une nature féminine

Dans ce film, pas de femmes. Celles-ci sont largement symbolisées, en contrepartie, par une nature essentiellement humide, sensuelle, calme, protectrice mais pas trop, poétique et merveilleuse où les monstres ne sont pas des monstres pervers ni des animaux aux traits fortement masculinisés mais de simples animaux. Cet environnement essentiellement sensuel va les inciter à explorer plus physiquement qu’intellectuellement ces âges préhistoriques.

Ce besoin d’expériences corporelles, sensuelles transforme la nature elle-même en un monde essentiellement féminin et érotique (de nombreux animaux ont des traits féminins). Il y a comme une sorte de jouissance à vivre des expériences que chacun explorera selon sa propre aventure. Ce qui est la cause de quelques émotions, de disputes et de retrouvailles centrées sur des objets à valeurs de symboles.

Destruction et perte de deux objets symboliques

Au cours de leur périple, ils perdront deux objets significatifs : la barque et leur cahier/carnet de voyage. Le second sera retrouvé par le plus jeune de la bande qui s’était échappé du groupe, une fois de plus, malgré les recommandations des plus âgés. Grâce à son escapade, il retrouve par hasard le cahier perdu. Ce cahier perdu provoquera l’effroi du groupe en plus de leur colère envers le plus jeune. C’est à ce moment-là qu’il ressort le cahier comme si rien ne pouvait se perdre vraiment… et que ce qui est la cause même de leur séparation, la nature profonde de ce qui nous fait humain, se reconstituait à travers un objet symbolique.

La barque, quant à elle, est détruite par un dinosaure qui est passé par là. Cette destruction remplit d’effroi le plus jeune qui se retrouve coincé dans le temps sans pouvoir revenir en-dehors. L’angoisse est réelle à ce moment-là parce qu’elle renvoie à cette prise de conscience enfantine, que le monde réel est ancré dans le temps et ce qu’il s’y produit y est irréversible. Les plus âgés le rassurent en lui expliquant qu’ils vont construire un radeau. Ainsi ils pourront, à nouveau, s’échapper du temps, de son ancrage dans une réalité qui n’est pas la leur et qui leur fait un peu peur.

Ces deux scènes se répondent l’une l’autre, la première se focalise sur le groupe angoissé par la disparition du plus jeune et la perte du cahier. Georges, ne sera pas angoissé et connaît la vérité sur le cahier perdu. La seconde, c’est Georges qui est affecté, à son tour, par cette perte de la barque fracassée par un dinosaure, et, c’est le groupe qui le rassure en construisant le radeau, et, ils pourront continuer leur voyage vers la source.

Un voyage vers de multiples sources

Ce film peut se voir de différentes manières. Pour les enfants, il reste un conte initiatique et pédagogique qui prend le contrepied de tous les contes à valeurs magiques et irrationnelles. La magie est ici réduite à sa fonction minimum : un passage vers un autre monde. Le film est essentiellement basé sur une construction rationnelle : remonter le temps et explorer de manière enfantine tout en gardant un esprit scientifique, de description, de mesure, d’observations, de prises de notes de notre propre préhistoire. Plutôt que d’explorer un monde imaginaire et irrationnel, le film suggère de trouver dans le réel une exploration de notre capacité créatrice de manière raisonnée.

A un autre niveau, ce film est une exploration corporelle et sensuelle du monde féminin, ou du moins, tel que des jeunes garçons se l’imaginent. Leur désir de remonter à la source du plaisir en ressentant par le corps et les émotions mais aussi de ce qui constitue la naissance de la vie en retrouvant le trilobite, forme archaïque et symbolique du spermatozoïde, nous livre et leur livre de nombreuses clefs sur ces mystères de la vie, de la sexualité et de la sensualité connus de tous et de toutes.

On pourrait, de ce point de vue, comparer ce film conté à un autre conte qui, lui, avait été essentiellement écrit pour les femmes dans sa forme originale. « Le petit chaperon rouge », derrière une histoire rabâchée des centaines de fois et mal transcrite par Perrault, était un conte initiatique sur les différents âges de la femme et ses transformations physiques (puberté et menstruation, âge adulte et procréation, vieillesse et ménopause) alors que Perrault en fera un conte destiné aux jeunes femmes lesquelles devaient se méfier des hommes prédateurs, ces jeunes loups de la bourgeoisie, à laquelle Perrault s’adressait surtout.

Enfin derrière ces aventures « sensuelles » qui révèlent de nombreuses émotions pas toujours maîtrisées (elles peuvent causer la perte de l’amour de l’autre, du groupe, la destruction des relations humaines et sociales) se cache l’élément symbolique lequel saura toujours tout reconstituer, reconstruire, relier les différentes parties défaites par la nature humaine. Cet élément symbolique qui nous permet de nouer le réel comme l’imaginaire à ce que nous sommes et nous fabrique.

La question du temps

Dans ce film le temps est réellement palpable, sensible, organique ; il s’incarne dans le vivant. Remonter le temps, c’est parcourir l’évolution du vivant à rebours, traverser les âges connus avec des parties inconnues pour aller vers une source, celle où s’entremêlent les éléments naturels, les briques du vivant et enfin le temps qui est l’expression même du vivant.

Le cinéaste Karel Zeman résout la question du voyage dans le temps en prenant la métaphore de la barque qui vogue sur un cours d’eau. Métaphore bien connue que l’on retrouve dans de nombreux mythes et qui sert de rituel de passage d’un monde à autre (des vivants aux morts, la destruction d’un monde pour aller vers un autre -déluge-, ou trouver un monde mythique, l’eldorado, la cité d’or, de Fitzcaraldo).

Se déplacer dans le temps, c’est voguer sur une ligne temporelle, l’eau, qui semble en être son origine même. L’eau qui est le berceau de la vie est aussi le berceau du temps incarné dans le vivant. L’eau qui n’a pas de forme propre et est toujours en mouvement ne « connaît » pas le temps (ni avant, ni après, ni souvenir) sauf celui de son propre cycle météorologique ni de dimensions (pas de haut, de bas, etc). Elle n’est que le présent éternel, pas autre chose. Elle est pourtant dépositaire du vivant qui se séparera d’elle et par cette séparation le temps deviendra une réalité, c’est la condition même du vivant que d’être dans une temporalité. Dès lors la question de l’évolution est elle-même la question du temps du vivant.

Voyage dans la préhistoire, Film de Karel Zeman, 1955