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Fortunes et infortunes d’une chose

Une courte promenade entre deux mondes. Ce texte continue l’exploration de la notion « Entre » vue dans la partie Sonos, mais à partir d’une chose.

Certaines personnes affirment : « Je suis ceci. », d’autres : « je suis cela ». Et d’autres encore stipulent : « Je ne suis pas ce qu’elles sont. » Mais aucune d’entre elles ne m’a jamais demandé qui j’étais réellement. La raison de cette question oubliée réside dans la réponse qui siège en elles : qu’est-ce qu’une réponse, exactement ? Nulle ne sait ce que pourrait être une réponse à une question qui n’a jamais été posée.1

Histoire et non histoire

L’épopée de notre monde se partage en deux grands ensembles qui répondent à la question de la réalité. J’en trace les grandes lignes non pas pour dire que ce qui décrit ces deux ensembles est juste, mais pour tenter d’exprimer une chose à partir de ceux-ci.

  1. Non histoire

Dans cet ensemble, les réponses sont toutes apportées par une entité divine ou Dieu. Il ou elle2 est la fin de tout savoir, de toute connaissance. Ce monde est an-historique, intemporel en ce sens qu’il ne peut y avoir d’évolution biologique, ni même d’évolution en terme de progrès techniques puisqu’il n’y a pas besoin d’explorer un inconnu. Il y a tout au plus des techniques à améliorer, à appréhender, des recettes à échanger.

La seule forme de savoir à bien entendre et à maîtriser est le savoir analogique. En ce sens que l’entité divine ne se montre pas directement dans le réel, mais elle transparaît dans celui-ci de manière indirecte par le biais de diverses manifestations plus ou moins sensibles. Dès lors une lecture par transposition analogique livrera le sens de l’égalité entre plusieurs éléments différents et apportera la preuve nécessaire à sa réalité propre.

L’organisation d’un tel mode du savoir est aussi strictement hiérarchisée puisqu’il s’appuie sur le gouvernement divin de l’ordre angélique, les êtres intermédiaires entre le divin et l’humain, obéissent à une structure hiérarchique rigoureuse3. C’est par eux que la connaissance divine, infinie, va prendre forme finie dans l’être humain soit comme une communication directe soit comme une communication imagée, proche du rêve, qu’il faudra alors décrypter (allégories, métaphores, énigmes).

Ce monde-là n’a pas d’histoire même s’il peut décrire une succession généalogique ou des faits spécifiques relatant des faits de rhétoriques et de persuasions afin de prouver le bien fondé d’une telle entité divine comme quelque chose qui n’a pas de présence réelle au sens où nous voudrions qu’elle soit là, mais qui peut agir sur le réel soit directement soit indirectement, par le biais d’annonces, de personnes en communication directe avec elles, de miracles, etc4.

  1. Histoire

Dans ce monde qui met entre parenthèses l’entité divine. C’est un nouveau processus de réponses qui se met en place et qui apparaît.

L’histoire peut prendre son sens plein d’une continuité qui se modifie et se déploie au cours du temps faisant apparaître la notion d’évolution biologique. L’histoire des progrès techniques souligne, aussi, l’évolution des arts qui se développent en fonction de tels ou tels besoins liés à des périodes spécifiques de l’évolution biologique et sociale de l’humanité.

Il n’y a pas d’entité divine qui prend lieu et place du savoir, ce dernier est une « terra incognita » quasi permanente, et, il faut lentement partir à sa recherche, à son exploration avec son lot d’essais et d’erreurs. L’univers n’est plus un système de sphères concentriques, il est quelque chose qui devient de moins en moins statique où une histoire encore plus étrange que la nôtre lui donne une évolution bien particulière qui dépasse la plupart d’entre nous.

Le système de preuves passe de l’analogie à une méthode logique et abstraite où une approximation entre deux éléments qui se ressemblent vaguement ne peut plus constituer un fait du savoir. Le calcul mathématique tiré de la géométrie va de plus en plus se séparer des formes naturelles pour se situer dans un lieu totalement abstrait. Ainsi il n’est plus besoin de tracer un triangle pour montrer ce qu’est un triangle.

Ce monde-là tend, aussi, à s’organiser d’une manière moins strictement hiérarchique et stipule que l’ensemble des êtres humains partagent une même égalité quelle que soit sa situation et/ou sa provenance5. Cette « égalité  » de droit est bien souvent une pure forme vidée de son sens tant les inégalités qui existent dans ce monde ne sont plus à démontrer, mais s’exposent de plus en plus.

De la nature d’une chose face à ces deux ensembles

Ces deux pôles peuvent être vus comme des ensembles contenant en eux-mêmes une réponse cohérente, ou encore des propriétés internes propres qui garantissent une forme cohérente de telle sorte que celles-ci peuvent s’apparenter à un ensemble, face à la question de la connaissance. Dans un court article, Louis Kauffman6, pose la question de l’abstraction (ici la signification des nombres) à l’aune du réel en prenant l’exemple des ensembles ou de « conteneurs » qui délimitent quelque chose que l’on peut mettre à l’intérieur d’eux et qui, en conséquence, font aussi apparaître l’extériorité propres aux bordures de ces mêmes conteneurs.

Pour définir un ensemble vide, il suffit de l’entourer de deux limiteurs afin de le faire apparaître : { }. Ainsi pour désigner un ensemble qui inclue un ensemble vide : { { } } A partir de là, il est possible de construire différents ensembles qui peuvent prendre différentes valeurs comme { { }, { { } } } qui pourrait se traduire par 0, 1. Ou encore, une série récursive qui inclue un ensemble vide qui ne contient aucun élément, puis un ensemble qui contient un ensemble vide qui ne contient aucun élément qui contient lui-même un élément, i.e : l’ensemble vide. Etc. Cet ensemble composé de deux éléments séparés par une virgule : { { }, { { } } } ne définit pourtant pas ce qu’est le nombre deux ni même les valeurs numériques 0, 1. Autrement dit, les nombres qui nous servent de pis aller dans ce cas-là ne sont pas les propriétés de cet ensemble quand bien même leurs abstractions nous aide à mieux comprendre certaine formes, propriétés de ces mêmes ensembles. Nous ne disons jamais dans une boulangerie : « Je vais acheter une série récursive qui inclue un ensemble vide qui ne contient aucun élément, puis un ensemble qui contient un ensemble vide qui ne contient aucun élément qui contient lui-même un élément, i.e l’ensemble vide. » pour exprimer : « je vais prendre un… pain ou ce que vous voulez. »

De la même manière, une chose s’appuie sur les deux ensembles décrits plus haut, mais elle n’est pas ce qu’ils représentent. Elle leur pique quelques propriétés pour en faire autre chose, un peu comme un impensé : la négation de ces deux ensembles, n’étant ni l’un ni l’autre, tout en s’en inspirant d’eux afin d’être quelque chose d’autre. Autrement dit : est-il possible de dénicher un ensemble cohérent de propriétés qui pourraient former une autre réponse face à la question de la connaissance ?

Cette nécessité du renversement, de l’inversion peut-être vue différemment en convenant à l’idée générale que le travail de l’humain aura été de nier l’ensemble « non histoire » afin de dégager l’ensemble « histoire ». Et, bien entendu, ces deux ensembles se nient réciproquement générant une sorte de circuit fermé lequel fait apparaître un opérateur d’inversion7, ici un changement de paradigme dans la connaissance. Bien qu’ils s’opposent réciproquement, ils génèrent une altération de ce même savoir qui oscillera entre ces deux états de la connaissance représentés par chacun de ces ensembles.

Ce qui suggère que ce changement d’état qui part d’un ensemble vers un autre ensemble modifie, à son tour, un nouvel ensemble cohérent, intermédiaire et temporaire, d’oscillations qui se contrebalancent les unes les autres jusqu’à ce que nouvel ensemble se sépare définitivement du premier pour devenir un ensemble totalement différent. Les oscillations, ayant généré de nouvelles propriétés, favorisent l’apparition de ce nouvel ensemble. S’il n’y avait pas cette opération, les oscillations ne pourraient jamais apparaître comme les racines d’un changement d’état. Elles se noieraient dans une sorte de magma continuel où elles figureraient un schéma mouvant de quelque chose qui n’aboutirait jamais à quelque chose d’autre. Leurs propriétés ne changeraient pas.

Une chose conduit vers une abstraction de ces choses qui sont des ensembles lesquels suggèrent qu’il est possible d’attester de lois, d’organisations de plusieurs ensembles cohérents indépendants de la connaissance humaine et/ou divine. Ce monde indépendant est horizon, surface d’un mode connaissance qui s’extrait de chaque ensemble tel une sorte d’en dehors absolument réel qui partage quelque chose avec ces ensembles qui oscillent tout le temps entre plusieurs horizons. Il est cette ignorance qui doit être connue : cette chose qui n’est pas encore connaissance, mais un embryon de celle-ci. Il végète dans un flux continuel qui ne peut plus être ignoré. Il sera l’expression de ce qui est, mais sans le savoir ni même en connaître ses significations. Il devra apprendre qu’il est quelque chose : un moyen de l’appréhender à peu près correctement à partir de notre constitution biologique et qui ne peut se résoudre à penser sans passer par une échelle d’abstraction de plus en plus difficile à saisir8.


  1. Pour approfondir les notions de « question » et de « réponse », et du destin, en conséquence, de cette « foutue réalité » lire l’ouvrage du logicien Jean-Yves Girard, « Le fantôme de la transparence », aux éditions Allia.↩︎

  2. Pour la notion de « elle » voir le film « Dogma » de Kevin Smith et/ou lire « Le tonnerre, intellect parfait » et « La pensée première à la triple forme » des manuscrits de Nag Hammadi.↩︎

  3. Voir les textes du fameux docteur angélique, St Thomas d’Aquin.↩︎

  4. Les textes des trois religions de base sont remplis de ce type de justifications.↩︎

  5. Voir, par exemple, les différents textes fondateurs de la France, la constitution de 1958, son préambule de 1946, la déclaration des droits de l’homme. Seule une « hierarchie des normes » est préservée pour l’institution des lois et leurs applications sociale et juridique. La hiérarchie n’est plus appliquée à des groupes d’êtres humains, mais à un ensemble de textes fondateurs et appliqués.↩︎

  6. Louis Kauffman, Mathematics and the real.↩︎

  7. Je reprends l’idée générale étudiée par Louis Kauffman dans son texte : « Paper Computers », manuscrit de 1981.↩︎

  8. Celle-ci est parfaitement visible dans le livre V des éléments d’Euclide. Les quatre premiers livres décrivent plusieurs types de figures géométriques comme entités quasi uniques. Le livre V passe à un niveau d’abstraction plus complexe puisqu’il traite de l’équivalence entre les quantités (les multiples) . Il n’y a plus une seule figure, mais une multiplicité de figures qui prennent l’apparence d’ensembles et dont il faut trouver les équivalences selon leurs expressions. Ce livre marque un véritable changement d’échelle.↩︎