Notes sur la notion de travail, 2

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Retrouvez la première partie en suivant ce lien, le travail flou

Partie 2 : Retrouver travailler dans son insertion

La période de chômage ou perte involontaire du travail est considérée comme un phénomène temporaire qui ne se prolonge pas dans la durée dans une société capitaliste dont le fonctionnement de base est le travail. A la différence du 19e siècle où le travail dépendait essentiellement de la production industrielle, aujourd’hui le travail s’est largement diversifié vers des secteurs de services et de loisirs. Toutefois le travail reste bien l’horizon indépassable non pas qu’il ne peut pas exister d’autres vues, d’autres formes d’organisations, mais le système tel qu’il se détermine lui-même ne peut pas se permettre de se penser autrement.

Le chômage est vu comme un statut et un point de passage momentané, une sorte de filet adéquat aux trous du marché du travail. Le travail reste l’horizon subjectif normal par rapport auquel se profilent les projets de vie1. »

Les organismes d’insertion appliquent ce discours officiel quels qu’ils soient. Le chômage est la structure sociale qui est pensée de telle sorte que toute autre condition de vie, en-dehors du travail, est impensable. Dans le cadre de l’insertion, la culture ou la capacité de créer un poème, un texte, de rendre réel quelque chose qui n’existe pas, etc n’est absolument pas reconnue comme une compétence suffisante pour pouvoir s’insérer dans le monde du travail.

Vouloir écrire des poèmes ou un texte alors que l’on est dans un processus d’insertion est absurde ou, plutôt, est une proposition incorrecte dans un processus d’insertion. Ce n’est pas ce qui a été demandé au départ. On demande à la personne d’avoir un métier, une spécialisation. On ne lui demande pas d’avoir une capacité comprise comme une activité d’épanouissement personnel, certes, mais qui n’a rien à voir avec le travail. Dès lors on est en droit de se poser la question voire d’enquêter sur la personne afin d’en savoir un peu plus.  

La ré-insertion d’une personne qui se trouve dans un dispositif d’accompagnement social est conditionnée par une démarche d’insertion par le travail. Dans ce cadre là, il est inconcevable d’imaginer de faire autre chose que de penser à s’insérer, autrement dit, trouver les moyens d’une rémunération substantielle capable d’assurer une autonomie en terme d’indépendance financière afin de ne plus être dépendant de l’aide de l’état. Ce qui veut dire que l’aide de l’état ne peut servir à autre chose que ce pour quoi elle est destinée.

Pourtant il a été reconnu parfois explicitement, souvent implicitement qu’une aide comme le RMI ressemblait à s’y méprendre à une forme de rémunération sans l’échange d’un travail en contrepartie à condition d’établir une démarche d’insertion. L’actuel RSA affirme le contraire. Le RSA est délivré qu’en échange d’une activité, d’un travail aussi minime soit-il. Dans le cas du RMI, on verse une aide sociale sans contrepartie réelle ; l’insertion étant assez floue pour laisser une grande marge de manœuvre. Dans l’autre, la contrepartie est de travailler, de fournir une activité rémunératrice. Pour éviter un écart trop grand avec le RMI, on garde deux niveaux explicites du RSA. Le «RSA socle» qui correspond à l’ancien statut RMI, le «RSA chapeau» qui inclut un minimum d’activité rémunératrice. Autrement dit, le RSA nous tire de l’aide sociale pour nous transformer en travailleur pauvre tout en laissant le pauvre dans une certaine marginalité. Le pauvre se doit de jouer la mise en scène misérable qui lui est proposée.

Arrêtons-nous un instant sur le statut d’auto-entrepreneur. Donner le statut d’entreprise à l’individu est la conséquence logique d’un tel système qui a besoin de produire sa propre justification et pour fournir sa propre justification il a besoin que tout le monde produise quelque chose aussi minime soit-il. En somme il n’y a plus de société, de social, mais une somme d’individus qui sont des entreprises, qui décident d’entreprendre. Ce statut de l’auto-entreprise est le complément idéal du RSA. De plus il permet d’inventer le métier que l’on ne possède pas. Il suffit de mettre l’intitulé sur une facture, un devis et le tour est joué.  

Curieusement le statut d’auto-entrepreneur ouvre la possibilité d’affirmer sa propre auto-justification dans l’auto-création d’un travail abstrait. Ce qui est totalement paradoxal face à la vision classique du travail y compris dans le cadre de l’insertion où le travail proposé repose sur des critères plus ou moins objectifs définis par d’autres alors que le statut d’auto-entrepreneur laisse libre le choix du travail. Il est alors temps de se poser la question du type de travail proposé aux personnes qui se retrouvent dans un dispositif d’insertion. La plupart du temps le travail proposé est un travail peu valorisant (servir dans un restaurant, taillage de haies, d’arbres chez un particulier) ou dont la valeur est déjà plus ou moins méprisée par l’organisme d’insertion qui propose ce type de travail parce qu’il n’y a pas autre chose pour ce type de public. Cette image d’Épinal est connue depuis très longtemps :

« Pour prévenir les dangers de la mendicité, il faut procurer du travail aux pauvres valides ; c’est le plus sûr, le meilleur, et même le seul moyen d’opérer l’extinction de la mendicité ; les défrichements, les ouvertures de canaux, les dessèchements, les communications sont des travaux utiles mais ils ne peuvent être établis partout, et exigent de grandes dépenses ; il convient donc de laisser à la sagesse et à l’intelligence des directoires de département, de former leurs ateliers de secours. […] Il vous reste à pourvoir au soulagement de ceux pour qui la maladie, la vieillesse, l’enfance et les infirmités sont un obstacle au travail. […] Ces individus infortunés, sous tant de rapports, méritent toute votre attention, et réclament la plus puissante protection2. »  

Cet éloquent extrait du rapport Deperet datant de 1791 explique bien que le point de vue de la société sur les pauvres n’a pas changé même si la pauvreté d’aujourd’hui n’est plus la même par rapport à celle d’hier. Cependant, ses préjugés n’ont pas changé ! La société se doit de prendre en charge la question de la pauvreté (ce qui est une des prérogatives de la déclaration des droits de l’homme) et sait déjà quel type de travail convient au pauvre, au mendiant : un travail de défrichement, d’assèchement des terres et d’ouvertures de canaux utiles aux voies de communication naissantes de la société moderne, mais peu utile au pauvre lui-même qui ne possédera pas d’autre possibilité de subvenir à ses moyens.

La fin des aides sociales tout en travaillant

Il n’y a pas de différence entre aujourd’hui et hier de ce point de vue et la société ne se trompe pas de sujet puisqu’elle fournit depuis de nombreux siècles maintenant les moyens de subvenir à la pauvreté par des dispositifs d’aide sociale. Ce qu’elle n’arrive pas à subvertir depuis ces nombreux siècles ce sont les raisons réelles de la pauvreté même si la pauvreté du 18e siècle est complètement différente de celle du 21e, le discours n’a pas changé pour autant. D’ailleurs pourquoi changerait-il ? Les revendications d’un autre mode de fonctionnement, d’un autre monde n’ont rien affaire ici et sont uniquement tolérés dans des projets utopiques, des manifestations de rue et encore… Il est possible de relever l’illusion qui nous intéresse ici : celle de l’apparence du travail comme solution à la pauvreté. Il suffit de travailler pour éradiquer la pauvreté et, en conséquence, de contrer la mendicité en donnant un salaire et/ou une aide sociale. Nous avons vu plus haut que cette idée morale s’appuie sur une falsification puisque dans une société d’individus libres, la conséquence est de créer une aide sociale pour soi non pas pour les autres.

Le but véritable du statut d’auto-entrepreneur combiné au RSA donne un regard curieux sur ce système de protection qui combine à la fois le salaire et l’aide sociale. Dans un monde idéal débarrassé des freins sociaux, syndicaux et des formes solidaires le RSA apparaît comme une disparition de l’aide sociale, ce qu’annonçait déjà le RMI même si son objectif était tout à fait différent. Le RMI faisait encore la part belle à un état providence tandis que son remplaçant remet en cause la notion d’état providence. Le RSA est vu comme un revenu d’activité complémentaire pour les travailleurs pauvres. C’est-à-dire que son montant est recalculé en fonction des revenus que le travailleur pauvre reçoit. Avec le statut d’auto-entrepreneur où la forte baisse des cotisations sociales sert d’objet publicitaire, nous assistons à une remise en cause nette des formes de protections sociales de la part de l’état. D’une part le montant du RSA varie, le plus souvent à la baisse, en fonction des revenus du travailleur pauvre ; ce qui peut entraîner un calcul constant des autres aides sociales comme la CMU, l’allocation logement, etc. Plus la personne travaille moins elle a droit à l’aide sociale et, par conséquence, plus elle est obligée de se tourner vers un système de protection sociale privé qui, lui aussi, se détourne des plus pauvres.  

Faiblesse morale dans un âge du contrôle

« La distinction entre valides et inaptes au travail promeut une police du travail qui assure, par la stigmatisation et la criminalisation, une gestion politique des franges inférieures du monde du travail chassées vers l’indigence, l’errance ou la déviance. À partir du 15e siècle la peur du pauvre, de celui qui ne travaille pas ou si peu, engendre un désir d’enfermement et de mise au travail ; et, à l’égard des mieux intégrés, l’obsession de la stabilisation et du contrôle reste toujours palpable3. »

Dès les débuts de l’industrialisation, il fallait déjà contrôler les marges de la société, remettre au travail les plus pauvres non pas en leur donnant les moyens d’un travail réel mais un cautère sur une jambe de bois, l’apparence d’un travail ou d’une aide qui permet de mieux contrôler ces populations. C’est toute l’ambiguïté de l’aide sociale qui se différencie de la protection sociale.

La protection sociale concerne surtout les personnes les plus pauvres qui travaillent. Elles participent, par leur cotisations, au système de participation et de protection sociale qui les protège par la suite quand elles ne travaillent plus, qu’elles ont besoin d’accéder à des soins, à la retraite par exemple. Ce système de protection sociale s’appuie sur trois piliers : les cotisations salariales (relevées directement sur le salaire du travailleur pauvre), les cotisations patronales (que le patron verse en plus du salaire) et la participation de l’état qui se charge de la gestion et du reversement de ces cotisations même si beaucoup, au début du 20e siècle, ont critiqué le fait que l’état intervienne dans la gestion de ces cotisations qui auraient pu se faire par des organismes mutualistes indépendants. Il est à noter – mais est-ce vraiment utile ? – que cette redistribution des richesses est devenue par glissement de sens des « charges »  (sous-entendu : un poids financier conséquent) qui freinent le bon fonctionnement de « l’économie française » pour le patronat.  

La représentation classique du pauvre pour ne pas dire historique de l’aide sociale est une représentation morale du pauvre. Il est une personne dont l’éducation sociale est un manque, que ce soit la manière dont il s’habille, dont il parle, dont il vit socialement, etc. Le pauvre doit être encadré, surveillé, remis dans le droit chemin de la morale d’une société de contraintes (ici dans un centre d’hébergement) : respecter des horaires d’entrée et de sortie, recevoir des ami-e-s le jour mais pas la nuit, un surveillant note qui est entré pour la nuit et qui ne l’est pas, en bref : apprendre à respecter les règles qu’un pauvre ne connaît pas ou n’a jamais connu. Ce système est le «meilleur» système éducatif pour réapprendre à vivre dans une société réglée par des contraintes ! Sic !

Cette représentation morale est toujours persistante dans la gestion des pauvres liés au chômage et qui bénéficient d’une aide sociale comme le RSA. Une même idéologie identifie le pauvre chômeur ou non à l’idée de faute en comparant son statut à celui d’oisiveté alors qu’il devrait avoir une activité, à celui de fraudeur alors qu’il ne devrait pas profiter de son statut face aux personnes qui travaillent, à celui « d’inactif social qui reçoit un revenu minimum d’inactivité » (sénat, commission des finances, 1999). En 2002 même constat négatif, le dispositif du RMI qui devrait être temporaire se transforme en allocation de masse, le sénat dans son rapport sur le RMI et la création du RMA parle d’un échec de l’insertion, d’une défaillance du contrôle par une CAF surchargée, de l’absence de contrat d’insertion. Autrement dit, le RMI est une aubaine pour les profiteurs de toute sorte. Nous retombons, ici, dans cette vieille distinction du pauvre méritant son obole et de celui qui ne la mérite pas. Le pauvre valide qui préfère demander une obole par fainéantise plutôt que d’aller travailler. Les systèmes changent, les représentations ne changent pas.

L’échec des politiques d’insertion est dû à une double fatalité : la faiblesse morale du bénéficiaire qui se laisse tenter par l’oisiveté, la fraude (le travail au noir, mauvaises déclarations), l’installation dans un statut permanent alors qu’il doit être temporaire, et, par l’échec des institutions qui ne prennent pas assez en charge le contrôle et le suivi de ces bénéficiaires décidément trop peu enclins à suivre la moralité d’une société de contraintes par le travail, mais aussi par des prestations d’aides trop peu attractives quand il s’agit de reprendre un travail.  

En 2006, le rapport de l’OCDE qui réévalue la stratégie de l’emploi adresse une note simple mais directe à la France :

«En France, ce chiffre atteint même près de 40%. La majorité de ces personnes ne sont pas au chômage. Elles sont « inactives », c’est-à-dire qu’elles ne recherchent pas d’emploi et bénéficient pour la plupart de revenus de remplacement. Mais qui sont donc ces personnes inactives ? Ce sont essentiellement des travailleurs âgés, des femmes, des jeunes et des  immigrés. […] Promouvoir la participation au marché du travail des groupes les moins représentés. Pour cela il est essentiel de réformer les systèmes de prélèvements obligatoires et de prestations sociales. Pour être attractif, le travail doit payer. Il faut aussi que les systèmes d’indemnisation chômage et les politiques actives du marché du travail facilitent et soutiennent la recherche d’emploi. Il faut enfin mettre en œuvre des politiques qui permettent de concilier travail et vie de famille, telles que l’offre de services de garde d’enfants. De ce point de vue-là, la France se situe au-dessous de la moyenne4

Peu après le RSA, le statut d’auto-entrepreneur et le contrat universel d’insertion feront leur apparition. Ils sont là pour transformer ces « inactifs » en « actifs ». Il ne s’agit plus d’insérer une personne comme le voulait le RMI, mais de remettre au travail ces inactifs qui ne sont pas tous au chômage. Autrement dit, ceux, celles qui bénéficiaient d’un «revenu minimum d’inactivité».

Travailler aujourd’hui, l’insertion

Pour rendre les « bénéficiaires actifs »  dont le trait populaire affirme qu’ils sont des « maléficiaires inactifs », il faut utiliser un langage qui soit celui de l’action, de l’activité, du prêt à l’emploi, de la disponibilité immédiate. La dignité humaine est aujourd’hui remplacée par la notion économique de rentabilité. Rentabiliser l’humain est le discours officieux qui se cache derrière le « A » de l’activité. L’être dans son humanité même est ouvertement remplacé par des « dispositifs » qu’il doit suivre afin « d’acquérir » les « outils » pour être rentable, bref que le « placement » du « bénéficiaire » soit une « réussite » non plus un échec. La condition de « réussite » de cette insertion doit gommer l’échec de la société du travail qui ne peut plus assurer une élévation dans l’échelle sociale, mais un « retour au normal » où chaque classe sociale reste là où elle doit être. L’exigence de « l’opératif », du « rentable immédiatement par des actions en prise directe avec le réel » doit être exécuté comme quelque chose qui fonctionne dans l’immédiateté. Tout échec ou toute résistance qui empêche le bénéfice d’une action immédiate est vécu comme le refus de la volonté individuelle. Ce refus est le plus souvent perçu soit comme un échec de la psychologie de l’individu auquel cas on fait appel au « psy » qui est là pour résoudre cette « résistance inconsciente face au marché du travail » (ici on fait appel au « psy » pour résoudre un conflit social potentiel) soit comme un problème lié au handicap de la personne.

L’humain ne peut plus exister comme être constitué par son humanité qui voudrait s’élever (rêverie utopique…) vers sa propre dignité. Il est constitué par sa rentabilité immédiate (capacité à répondre au téléphone, être disponible quand on a besoin de le contacter, savoir se vendre par le biais du cv et d’une lettre de motivation, bien se présenter et s’habiller, connaître sa valeur (pour demander un salaire), être capable de se projeter dans le futur à moyen et long terme dans un sens purement économique, savoir s’engager et être responsable, être flexible et souple dans ses relations avec l’autre), accepter n’importe quel type de contrat, et, de préférence les contrats aidés de l’insertion.

Le travail de l’insertion s’effectue sur plusieurs points :

Pour arriver à imposer ces nouvelles exigences comme évidentes et allant de soi, il faut que le langage de la société soit interprété comme une unique source logique et éliminer toute autre forme de discours. Nous voyons régulièrement ce langage à ll’œuvreuvre à travers ce que l’on appelle la «novlangue». Cette reconstruction permanente du sens, de la signification qui nous amène à penser le monde comme une totalité sans autre possible.

Ce qui peut conduire à des conséquences plus ou moins désastreuses pour les organismes d’insertion et leurs acteurs et actrices qui doivent s’adapter perpétuellement aux exigences de ce langage et même à s’y conformer strictement afin de bénéficier des subventions ou aides de l’état nécessaire à leur fonctionnement. En conséquence il y a une destruction du travail d’insertion :

« Les acteurs de la formation témoignent de la déstructuration de leur travail, des individus s’inscrivant avec pour seule motivation de fournir une preuve à l’Onem (office national de l’emploi en Belgique). Des travailleurs sociaux se déclarent enrôlés de force dans le processus de contrôle, obligés de signaler les absences aux formations ou encore de consacrer une part substantielle de leur temps à répondre avec leur public aux exigences de l’Onem5. »

Travailler aujourd’hui, l’inséré

La question d’un environnement social et administratif contraignant impose un regard double sur la personne bénéficiaire de l’aide sociale. Celle-ci revient en force comme une chose oubliée depuis un petit moment. L’organisme d’insertion coincé dans son utilisation d’une rentabilité immédiate est obligé d’utiliser un langage artificiel qui doit correspondre aux exigences du marché de l’emploi, des exigences de l’état et de la région, et, se trouve face à une personne qui, entre temps, a su adapter son attitude et son langage. D’une apparence à une autre, il n’y a que ceux, celles qui croient que les illusions sont vraies pour se satisfaire de tout ce charabia. Ce que dit la personne à insérer est pourtant important :

« Chômeurs, nous sommes captifs d’une définition qui ne nous correspond pas en même temps qu’on nous demande de devenir les validateurs de cet enfermement, en répondant à des purs critères de représentation. La disproportion entre nos activités concrètes et le simulacre de recherche d’emploi qu’on nous demande de singer devient de plus en plus violente ; alors qu’il n’y a pas de travail qui nous correspond et que nous sommes déjà occupés par nos travaux, nos emplois du temps6. »

Il y a la personne, ce qu’elle vit et la manière purement technique de traiter un dossier administratif de suivi social. La personne ne s’y reconnaît pas forcément. La question qui résulte d’un tel regard double est de savoir comment un environnement social administratif contraignant influence sur le comportement d’une personne ? Quelle est l’interaction entre les deux ?

La réalité du travail de l’insertion se définit par une fabrication ad-hoc d’un sujet qui n’existe pas réellement, par une formulation qui n’en est pas une. Le problème de la formulation est ambigu dans les deux cas puisque l’administration va développer un langage qui lui est propre avec ses formules personnalisées qui induisent une logique verbale qui n’a pas forcément de réalité pour la personne. Inversement, on peut aussi dire que la personne en situation de précarité utilise un langage, une manière de s’exprimer qui lui est propre avec sa logique interne mais qui n’a pas de réalité pour l’administration.

L’existence de ces différents doubles «officiels» de la personnalité :

renvoie aux oubliettes cette vieille question du « moi »,  du « je » social traité, dès lors, comme entité désarticulée et déstructurée, circonscrite par des frontières propres définies par «ces doubles» qui ne communiquent plus entre eux.

« Or, dans cette façon de vouloir contrôler le comportement et de renvoyer chaque individu d’abord à lui-même, on peut déjà observer une machine singulière, des intentions manifestes : nous sommes gouvernés, orientés dans une direction qui cherche à nous modeler, fabriquer un nouveau type de subjectivité. Cette attention portée sur le sujet par le dispositif des entretiens fonctionne de manière active, avec une capacité de destruction sur le plan psychologique7. »

Sur la notion d’inclusion active :

«L’inclusion active est un moyen efficace de promouvoir l’insertion sociale et l’intégration sur le marché du travail des personnes les plus défavorisées. L’instauration de conditions plus sévères pour l’accès aux prestations sociales est un élément essentiel de cette politique, mais elle ne doit pas aggraver l’exclusion sociale des personnes qui ne sont pas en mesure de travailler. S’il est vrai que la plupart des états membres se font les champions d’une approche équilibrée combinant une aide personnalisée  sur le marché du travail, y compris des formations destinées à l’acquisition de compétences, pour les personnes présentant les aptitudes requises pour travailler, à des services sociaux accessibles et de grande qualité, il convient toutefois de veiller avec plus d’attention à garantir des ressources minimales suffisantes pour tous, préoccupation qu’il convient de concilier avec le souci de rendre le travail financièrement attrayant8

Nous pouvons nous demander ce qui a bien pu se produire pour en arriver à ce constat peut gratifiant d’une société qui s’avoue pourtant libre. Les données sont parfois plus évidentes et claires qu’un long discours explicatif :

« Au début des années 1980, les 35-39 ans sont ceux qui en moyenne occupent la position la plus favorisée. Vingt ans plus tard, les 35-39 ans figurent tout en bas d’une structure sociale… dominée par les 55-59 ans9. »

Inséré dans un entonnoir

Un nouveau langage et un nouveau sujet sont appliqués sur des personnes qui vivent des réalités autres, différentes qui ne collent pas à la personne qui est en face de vous/nous. Ce qui a pour conséquence de nous plonger dans une une illusion plus ou moins permanente que le langage social fonctionne de manière presque parfaite dont le seul but est de modeler les désirs des personnes selon une réalité définie par avance : le marché du travail (réduction des possibilités selon le principe de l’entonnoir et le principe de l’adéquation des désirs avec la réalité du marché de l’emploi  : quels sont vos désirs par rapport au travail ? Avez-vous une formation adéquate, un niveau scolaire suffisant ? Ont-ils une corrélation avec le marché de l’emploi ? Êtes-vous prêt-e à faire une évaluation en milieu professionnel pour voir si vos compétences correspondent bien à ce que vous voulez faire ? Ce que je peux vous proposer est un contrat d’insertion.)

Ce qui est appliqué dans ce questionnement n’a pourtant rien à voir avec la psychologie des profondeurs malgré les apparences. Cette typologie est le propre des groupes cibles créés pour le marché de la consommation dans les années 50 qui visaient à déterminer les désirs inconscients du consommateur afin de corréler tel type de produit à vendre à ces désirs inconscients, dans notre cas l’insertion et le contrat aidé10.

Un travail double

Cette différence entre les désirs du pauvre et le réalité sordide du contrat d’insertion/aidé subtilement dirigée par le discours de l’adéquation au marché du travail empêche toute autre possibilité de naître. Ce qui est absurde en soi dans une société qui repose sur l’exploitation de la connaissance comme nouveau marché du travail. Le travailleur social est supposé connaître le chômeur, cet handicapé social, le non-fini, et sait quelles sont les grilles psychologiques qu’il ou elle doit appliquer en fonction de tel ou tel cas sans jamais vraiment prendre en considération la personne en face d’elle. Non pas que le travailleur social ne le veut pas, mais plutôt qu’il ne le peut pas s’il veut respecter l’enjeu de l’insertion.

Cette autre apparence qui transparaît ici décrit une réalité où l’environnement partagé par plusieurs personnes à un moment T (le rendez-vous avec l’assistante sociale au sein de l’organisme d’insertion, avec le conseiller emploi de pôle-emploi) correspond à une coordination consensuelle et commune (pourtant basée sur un langage artificiel, comme quoi l’artificiel peut contribuer à la constitution d’une réalité) qui permet de dire que ce moment ou ce cadre appartient à une réalité qui se définit par elle-même comme un système complet et fini se justifiant par lui-même.

Dans un tel système ce qui est important est la capacité de séparer ce qui est apparence de la réalité. Celui, celle qui connaît est d’abord celui, celle qui sait séparer le vrai du faux, sait où sont les apparences qui mènent à l’illusion et est capable de voir ce qui est sans illusion ni apparence comme principe fondamental de la perception qui ne tardera pas à prendre le nom de vérité. Et c’est ce travail-là qu’on demande à la fois aux organismes d’insertion et à pôle-emploi tout en insistant sur le fait que le but de ce travail-là est de fournir un emploi qui n’existe pas. C’est pour cette raison que nous en arrivons à des considérations sur le niveau de vie des plus pauvres. Il faut un socle réel à l’ensemble de ces illusions.  

Celui, celle qui connaît la vérité est toujours prompt à la dire ou à la signifier comme capacité de recul : savoir prendre du recul face au pauvre qui vit dans l’immédiateté de sa précarité. S’instituer, en conséquence, comme objet externe au système même, se placer comme un en-dehors qui voit ce que les autres ne voient pas et faire en sorte que tout cela soit cohérent comme une logique sociale.

Dès lors une personne qui arrive avec sa propre histoire et son langage peut sembler en décalage avec cette réalité partagée de l’insertion et, on en déduit que la personne se ment à elle-même alors que pour elle, pour sa propre réalité, il n’y a pas de mensonge, mais uniquement une construction différente de la réalité qui est partagée. C’est-à-dire encore un autre système complet et fini qui arrive à tordre l’ensemble des perceptions pour aboutir à une absurdité logique : le pauvre est l’erreur d’une société qui ne se trompe pas.

Les erreurs d’une société qui ne se trompe pas.

Le pauvre paye les erreurs d’une société qui ne se trompe pas. Une société qui ne se trompe pas est une société où tout le monde a raison, tout le temps et où  tout le monde dit, en conséquence, la vérité à tout moment.

Ce qui a pour conséquence que si tout le monde a raison tout le temps alors chaque personne qui compose la société dispose de son propre point de vue, reflet de sa personnalité individuelle. L’individu est la personne qui a été caressée dans le sens du poil afin d’obtenir d’elle et selon sa propre liberté qui est sienne un consentement aux règles d’un système, d’une organisation sociale.

Ce tableau idéal omet l’existence des pauvres ou du fractionnement en classes de la société. Dans une société où seul compte le point de vue de l’individu, le fractionnement de la société en couches salariale et sociale n’existe plus. Le point de vue sert à masquer les classes sociales divisées en couches salariales où les rapports sociaux sont de plus en plus violents. Mais dans un monde où seul compte le point de vue, c’est d’abord ce point de vue qui doit être satisfait. Et c’est le système marchand qui s’occupe de cela.

Toutefois il existe un moment où ce point de vue ne peut plus être assumé par la production marchande parce qu’au bout de l’échelle sociale, le pauvre, même s’il peut accéder au crédit ne peut plus participer à l’élaboration du rêve marchand d’une production infinie de désirs infinis exprimés indifféremment par chaque individu sous forme de point de vue. C’est dans ce moment que le social prend le relais à travers l’assistance, mais c’est aussi dans ce moment où la société marchande révèle son incapacité à fournir autre chose que de la production d’objets sans valorisation humaine où l’unique valeur humaine ne peut pas être autre chose qu’une valeur d’équivalence exprimée sous forme de salaire.

Les pauvres apparaissent, en conséquence, comme l’erreur d’un système qui ne se trompe pas puisqu’il se charge de fournir en produits le point de vue de tout le monde qui a toujours raison et qui connaît la vérité. Sauf que les pauvres n’ont plus les moyens de s’offrir les produits qui satisfont leur point de vue même à crédit. Ils deviennent les fantômes de la société incapable de satisfaire leurs désirs.

Ils traînent leurs guêtres furtivement, apparaissant et disparaissant sans que personne ne les voit réellement. Ils portent sur eux, elles la culpabilité de la vie, le jugement des autres qui est celui de ne pas vivre comme la vie en société le leur demande. Au coin d’une rue titubant, s’appuyant sur le vide de la fenêtre pour regarder la vie passer sous leurs yeux, d’autres préférant la regarder devant la télévision. Tout le monde sait qu’ils existent, mais personne ne sait vraiment où ils, elles sont. On raconte même des histoires tant leur existence semble si difficile à admettre : «peut-être qu’ils ne sont pas aussi pauvres qu’ils le prétendent».

Les pauvres ont été jetés dans les recoins de la vie comme on jette dans la poubelle l’emballage d’un produit devenu inutile. Ce geste, ce n’est jamais vous ou moi qui le faisons (bien entendu), c’est la société dans son ensemble et si jamais le pauvre ne peut pas s’intégrer dans un groupe, il y a toujours une raison psychologique que le pauvre ne comprend pas, mais que les autres voient comme la vérité du nez au milieu de sa figure parce que, aujourd’hui, où que vous soyez et dans n’importe quelle circonstance : tout le monde a toujours raison (sauf le pauvre qui se trompe, cela va de soi).

Le pauvre qui se trouve dans les recoins de la vie porte avec lui les erreurs d’une société qui ne se trompe pas sans que personne, à un seul moment, ne se pose la question de savoir ce qu’il ou elle vit, ce qu’il ou elle peut ressentir. Il doit porter les erreurs de la société comme si elles étaient les siennes, condition de vie même du pauvre.

D’ailleurs on doit le ré-insérer, le re-former, lui expliquer la gestion de son budget, on l’infantilise parce qu’il ne mérite pas autre chose qu’une condition de sa propre actualité mise en déroute perpétuellement : « Si tu n’es pas sage, tu n’auras pas ton obole » ; « si tu ne veux pas changer, reste là où tu es. »  La société sait comment traiter ses déchets…

Et la souffrance dans tout cela ?

Une personne cumule deux emplois précaires soit 1300 euros mensuels avec, en plus, l’allocation logement. Elle gagne plus puisqu’elle travaille plus. Jusque là tout le monde est content. Mais attendons un peu, laissons le temps et les sombres calculs des différentes aides sociales faire leur travail. Sur les deux contrats précaires, vous n’en avez plus qu’un. En gros, vous percevez 550 euros mensuels aujourd’hui. L’allocation logement est dégressive en fonction de ce que vous avez perçu sur l’année précédente11. Donc on vous supprime l’allocation logement parce que vous avez trop perçu l’année précédente (vous savez ces deux emplois précaires cumulés) !

Un loyer que vous ne pouvez plus payer, à cela ajoutez quelques frais fixes comme l’électricité, l’essence, etc. L’angoisse de dire à votre ou vos enfants que vous n’avez plus d’argent pour les nourrir ou pour leur payer une simple place de cinéma. Vous arrivez vite au résultat suivant : grâce à ces calculs et à toutes ces déclarations que vous avez faites, on vous enlève de quoi vivre. Et, de surcroît, on vous refuse le RSA pour le même motif…

Cette souffrance est gentiment proposée par le système qui offre des contrats précaires sous-payés sans possibilité d’avoir un vrai contrat de travail au moment du renouvellement du contrat ou sans savoir si vous retrouverez un travail dans les mois qui viennent. Si vous pensez que cela est anormal, on vous parlera de souffrance psychique parce que la société ne s’est pas trompée, à aucun moment donné d’ailleurs.

Ce système est tel qu’il vous enserre, ne vous libère pas, mais vous contraint à vivre des situations aberrantes, totalement invivables qui vont vous renvoyer vers ce que vous percevez de votre vie propre tout en vous accusant insidieusement alors que, au contraire, il devrait vous aider mais cela n’existe presque plus sans secouer et remuer fortement les personnes qui agissent au nom de ce système qui ne se trompe pas.

Comme vu plus haut et sans être un grand prophète, l’issue logique de tout cela est la disparition des principes d’aide et de protection sociales où la valeur portera sur la capacité unique de l’individu à trouver les moyens de payer par lui-même des sociétés privées qui lui apporteront les aides qu’un état ne veut plus donner et surtout à sa capacité de survivre psychologiquement à l’ensemble de ces agressions sociales où les droits sociaux deviennent des indus, des seuils dépassés, des endettements chroniques et la misère de la solitude au bout de tout cela où l’on vous oblige à vous battre coûte que coûte pour survivre malgré tout parce qu’il n’y a plus que vous et votre culpabilité forcée dans une société qui ne se trompe pas.

Comment trouver un peu de bonheur et faire en sorte que votre ou vos enfant-s puisse-nt vivre aussi normalement sans craquer psychologiquement ?

Une chute sans fin, sans fond ?

En fait la société explique implicitement au chômeur qui vit la condition de pauvre comme une chute dans l’échelle sociale que le seul boulot disponible pour lui est de travailler avec des conditions de travail en très grande précarité, un salaire de misère, sans protection sociale (contrats à durées déterminée de 6 mois ou moins parfois renouvelables), sans capacité de défense syndicale (certains contrats aidés ne sont pas pris en compte dans l’effectif de l’entreprise), susceptible d’être viré à tout moment (y compris de l’aide sociale) s’il ne se montre pas docile ou s’il n’agit pas en toute bonne foi, etc.

En conséquence qui est prêt-e a accepter un tel jeu de dupes ? Ceux, celles qui, justement, n’ont rien d’autre pour vivre.

« Le problème du chômage est un thème difficile. Aujourd’hui, nous pouvons fabriquer le double de voitures avec la même quantité de gens. Quand on parle d’améliorer le niveau éducatif de la population, comme solution au problème du chômage, je dis toujours que je suis préoccupé par le souvenir de ce qui s’est passé en Allemagne : là-bas on a fait de la publicité pour l’éducation comme remède au chômage, et cela a eu pour résultat la frustration de centaines de milliers de professionnels, qui se sont tournés vers le socialisme et la révolte. Cela me coûte de le dire, mais je me demande si ce ne serait pas mieux que les chômeurs agissent avec lucidité et aillent chercher  du travail directement chez McDonald’s12. »

Rien d’autre pour vivre. Telle est la voie principale de cette illusion du langage qui est aussi la voie de la persuasion. Et le persuadé est celui, celle qui sait qu’il ou elle peut écrire/dire quelque chose, du moins c’est comme cela qu’on lui dit de se penser.

Ce sont toutes ces violences sociales, psychologiques, administratives que nous devrions refuser collectivement non plus individuellement.


  1. État social actif, ne pas céder sur nos désirs - Choming out CIP-IDF↩︎

  2. M Deperet, Rapport sur les secours provisoires à accorder aux départements du Royaume, pour les pauvres, valides et invalides, 1791↩︎

  3. Alain Dewerpe, Histoire du travail, 2002. PUF ↩︎

  4. “Réévaluation de la stratégie de l’OCDE pour l’emploi: diagnostic, limites et enseignements pour la France”↩︎

  5. voir note 1.↩︎

  6. Voir note 1.↩︎

  7. Voir note 1.↩︎

  8. Europe, Rapport 2007 conjoint sur la protection sociale et l’inclusion sociale, 2007↩︎

  9. observatoire des inégalités : Quand l’ascenseur social descend : les conséquences individuelles et collectives du déclassement social↩︎

  10. Adam Curtis, (documentaire vidéo) Le siècle du moi↩︎

  11. En 2022, ce mode de calcul a été modifié.↩︎

  12. Lee Lacoca, Patron de chrysler au Brésil, cité par Eduardo Galenao↩︎