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L’entre mondes des reflets, cinquième partie

Le drap est déposé1

Lorsque le son se marie à la voix, il perd de sa superbe présence par l’entremise des articulations phonétiques. Il est entrecoupé du souffle continu de sa présence par de petites prises percussives et par l’agencement de ces souffles mélangés aux percussions échappées de la bouche. Des formes sonores s’envolent, et, le son disparaît dans l’oubli de sa transmission2. Les bruits qui en sortent se transforment en illusions phonétiques. Ils croient exprimer des paroles, des mots, des phrases or ils ne sont qu’un simple flot de syllabes désarticulées plongé dans une ambiance sonore générale. L’humain agit comme un relais de compréhension face à ces illusions qui percent l’existence par leurs présences.

Quand le vieux Parménide croise le jeune Socrate, épris de vérités et de réalités, il va lui apprendre ce qu’il sait déjà, mais il ne veut pas encore le savoir. Tel est le « pris » de la jeunesse. Il ne s’agit pas du « prix à payer », mais bien de ce que la jeunesse prend sur le réel. Pour le jeune Socrate, tout est réel, toutes les actions ont pour but d’être dans le réel. Pour le vieux Parménide, tout cela n’est qu’illusion. Il sait que cette prise sur le réel tant chérie par la jeunesse s’effritera tout au long de la vie. Et tout ce qui paraissait comme vrai dans la réalité de la jeunesse laisse transparaître, avec le temps qui passe, l’étrange ombre qui subsiste à l’intérieur du vrai, ombre qui a été toujours présente. Le vrai n’est plus aussi pleinement vrai ; il est creusé par quelque chose de plus inquiétant, un point aveugle qui en donne une forme négative. Il y a désormais des trous dans le vrai. Il n’est plus entièrement et pleinement vrai. Il y a quelque chose de faux dans le vrai, une ombre qui indique sa propre contradiction.

Pour montrer cette contradiction, Parménide va utiliser un artifice rhétorique qui jouera à la fois sur le réel et l’illusion afin de captiver Socrate le jeune. Pour obtenir cet effet qui mélangera la perception du réel par la jeunesse et son illusion vue par la vieillesse, il jette un drap sur les objets du réel qu’ils voient. Tel est l’enjeu du célèbre dialogue rapporté par Antiphon. Chacun d’eux ne voient plus les objets du réel, mais la forme dessinée par les plis du drap sur chaque objet. Les objets ne sont plus présents, seule subsiste la forme qui transparaît de ces mêmes objets : la grandeur, la ressemblance, la dissemblance, la présence, l’absence, la mesure, la limite, l’identique, le différent, etc. Socrate se doute qu’il y a là quelque chose d’étrange : des objets disparus, recouverts par le voile des formes, il comprend que celles-ci apparaissent comme réelles à l’image des objets. Il ne sera pas totalement convaincu et demandera des précisions à Parménide.

Par leur ressemblance avec les objets, les formes élaborent une relation d’interdépendance entre les objets du réel et leurs nouvelles fonctions apportées par le drap. Parménide prend conscience que l’humain, l’être, ne peut que nommer ces objets non pas tels qu’ils sont réellement, mais par les formes qui les désignent comme liens créant un monde nouveau qui se situe entre le réel des objets et leurs relations idéalisées d’où transparaît la réalité. Elles apparaissent grâce au drap si adroitement posé dessus. Il saisit avec étonnement que ces formes, elles sont là devant lui, bien présentes, se dessinent par le biais des plis du drap qui les épousent parfaitement ne sont pas réelles comme les objets, et, pourtant elles y participent. Des objets du quotidien il ne reste plus que des abstractions, des qualités lesquelles paraissent comme un voile dans le réel, sans pourtant y être vraiment ; il faudra les définir et les quantifier.

Elles deviennent des choses auxquelles leur seront ajoutées des propriétés afin de les comparer entre elles, de les mettre en rapport les unes avec les autres : ce qui est grand n’est pas ce qui est petit, toutefois cette chose grande comme la petite peuvent se synthétiser dans la grandeur. La grandeur contient en elle les notions de petit et de grand, mais elle ne peut être une grande-grandeur ni une petite-grandeur, ce serait faire de la grandeur deux grandeurs différentes. La grandeur de ce qui est petit, et, la grandeur de ce qui est grand. La grandeur est donc indépendante du petit et du grand quand bien même elle les contient. De la même manière, le petit comme le grand sont des grandeurs, mais la grandeur ne peut être définie ni uniquement par ce qui est petit, ni uniquement par ce qui est grand. Si tel était le cas alors la grandeur ne serait plus la grandeur, mais la grandeur de quelque chose d’autre : la grandeur de la petitesse et la grandeur du grand. Dès lors, ne pourrait-il pas y avoir une grandeur de la grandeur qui ne serait ni ceci ni cela, etc ? La grandeur est “une” par rapport à “tout” ce qui est grand et par rapport à “tout” ce qui est petit. Aujourd’hui, sous l’influence des ensembles, nous aurions tendance à répertorier ce qui est grand comme ce qui est petit puis de les assembler au sein d’un groupe plus général lequel prendrait pour forme la notion de grandeur3.

En conséquence de ce cheminement quelque chose de bien plus curieux va apparaître à son tour, une construction tirée de ces formes abstraites à savoir “l’un” qui ne peut posséder aucune des propriétés intrinsèques aux formes abstraites exposées par les objets ni ne peut se comporter comme quelque chose qui se subdivise soit en unités soit en temporalités tout en ayant ces mêmes propriétés contradictoires. Le jeu dialectique de Parménide consistera en un aller retour au sujet de ce qui compose « l’un » à la manière d’une bande de Möbius parce que les noms ne sont que des attributs nécessaires ; ils veulent être tout à la fois : constantes et variables, temporalités et a-temporalités. Ils s’associent et se dissocient aussi facilement que le drap fait apparaître les formes.

En supportant ces contradictions, ils deviennent le soubassement radical de toutes les formes abstraites qui se résume en une chose subtile et déroutante : “il est tout à la fois un et plusieurs, ni un ni plusieurs, et, ne possède aucune détermination sous aucun rapport.”4. « L’un » se construit dans un rapport au réel qui est tout à la fois vrai et faux. Il appartient au réel parce qu’il peut être perçu, tout en ne lui appartenant pas parce qu’il n’a aucune présence tangible. Il est l’exact reproduction de l’abstraction offerte par le drap : ces objets nombreux et variés donnent naissance à des formes plus constantes : la grandeur, la mesure, la temporalité, la limite. Elles-mêmes, pour « l’un », ne sont que des variables attribuées aux noms lesquelles font apparaître un autre invariant, un point aveugle.

Le drap, qui n’était qu’un jeu dialectique, va devenir le support de l’inscription même de ces nouvelles formes afin de rendre évident ce point aveugle dans la connaissance. Il peut s’écrire quelque chose sur le réel sans que celui-ci ne soit présent dans la description. Il n’est plus qu’une relation qui distribue des noms aux formes qui désignent des objets. Le drap, ayant trop parfaitement épousé les contours du réel, est devenu, par le biais de ce tour de passe passe dialectique, plus réel que le réel lui-même tout en faisant disparaître quelque chose de la réalité pour en faire apparaître une autre.

Le mécanisme généré par cette opération –poser un drap sur les objets du réel afin de faire apparaître les formes abstraites, extraites de ces mêmes objets– organise un système. Un système contient en lui-même la perception, l’illusion et le moyen de les montrer ou/et de les cacher selon les besoins propres de ceux, de celles qui souhaitent qu’un tel système soit conçu comme un tout indépassable. Il est déterminé par la manière dont est généré le mécanisme qui le constitue.

Boucler la boucle revient à dessiner les contours de ce système et à ne plus soulever le drap de peur d’y trouver autre chose. Distinguer la perception de l’illusion et savoir quelque chose en conséquence afin de tirer ce qui est vrai de ce qui est faux sera, pour Socrate, la plus haute expression de la connaissance de ce système qui vient de lui apparaître.

L’univers du discours ainsi généré par un tel système se partage entre deux points, l’un étant tout, l’autre un point aveugle. Il est tout ce qui flotte entre ces invariants. Chacun, chacune peut utiliser les mêmes mots, les mêmes expressions sans que ceux-ci, celles-ci ne veulent dire la même chose. Tout le monde s’accorde à utiliser un minimum commun et identique afin de convenir aux affaires et besoins quotidiens.

Au-delà, l’entente cordiale qui existe entre chaque mot, chaque expression, chaque phrase et leurs définitions s’estompe. Ainsi réduit l’univers du discours ne peut presque plus utiliser les conventions d’un langage défini sans devenir autre chose qu’une phrase pour la littérature.

Tout cet univers glisse, dérive à partir de la définition de ces invariants. Obligé de trouver un autre univers du discours le voilà contraint à utiliser un langage différent composé de relations mathématiques et d’expressions algébriques réelles et imaginaires afin de retrouver dans les fondements de cet univers du discours ce qui se voile dans leurs expressions mêmes.

Ce serait comme chercher les constantes aveugles à l’intérieur de leurs variations infinies. Constantes qui ne peuvent plus être seulement des définitions mais les relations que forme l’univers du discours à l’intérieur de la pensée et, par delà, trouver pourquoi il y a autant de variations qui n’arrivent pas à fournir une connaissance. Ces variations, aux phrases enjouées, apparaissant par l’entremise d’un support voilé, renvoient les relations vers les formes des objets lesquelles deviennent constantes sans jamais atteindre une forme totalement connue.


  1. Lire le texte Entre pour une première approche de la notion de «draps».↩︎

  2. Voir la fameuse et fascinante définition des consonnes et voyelles dans le livre de grammaire classique, « Le Grevisse ».↩︎

  3. Je pourrais compter tout ce qu’il y a dans la grande-grandeur et tout ce qu’il y a dans la petite-grandeur, et compter tout ce qu’il y a dans la grandeur de la petitesse et dans la grandeur du grand et dans la grandeur de la grandeur. Et trouver qu’il y a plus de grandeurs dans chaque ensemble que dans l’unique grandeur, mais là n’est pas la question pour le moment. Elle désigne par son nom une qualité non pas la quantité. C’est un peu la revanche de notre monde par rapport à l’Antiquité, trouver dans l’énumération des quantités des choses tout aussi importantes voire même plus importantes.↩︎

  4. Parménide, 155d-e, 164a-b dans la traduction de Luc Brisson.↩︎

  5. Voir l’entre mondes des reflets, partie 1 : les données reflétées.↩︎