Nam Shub, vides

image d'illustration

Intimités aux façades vides

Présentation

La [clôture]1 s’explique par un triple cloisonnement narratif2 :

Vides

La [clôture] est un produit de la transformation industrielle qui peut se répéter à l’infini par le biais du droit mêlant étroitement et astucieusement la relation de cause à effet. Elle apporte dans son mélange entre cause et effet la modification des constructions et des représentations qui se tournent vers l’intériorité. D’immenses blocs répétitifs nommés villes vont apparaître avec leurs lieux de productions et d’échanges. Ils ont redéployé les circulations entre divers lieux par l’agencement extériorisé des communications tout en valorisant l’expression intérieure : tout doit être déclaré en éléments internes (liberté, propriété, sûreté et résistance à l’oppression4), propres à une cité, une propriété, une personne lesquelles deviennent l’objet des réjouissances et de jouissances au sein d’un espace borné déterminé par la loi5.

Ces éléments internes sont coupés d’une mise en relation directe, ils doivent «passer» par des chemins intermédiaires.

Ils ne sont accessibles que furtivement :
un couloir, un escalier, une porte d’entrée, un passage, une rue.
ou sont produits d’une manière technique :
livre, téléphone, télévision, ordinateur et Internet.
ou encore d’une manière législative :
la mise en relation de causes et d’effets selon une législation, une charte qualitative, un règlement intérieur, etc.

La relation sans objet a été reléguée à l’oubli, mais sera reprise par la commercialisation de celle-ci afin de mutualiser les échanges entre lieux et personnes fermé.e.s offrant un moyen de contrôle entre ouverture, fermeture et passage. Les routes sont devenues des «voies de communication» et les liaisons électroniques, des «réseaux sociaux» dont il n’existe plus que la forme abstraite : le flux qui gère le contrôle de ce qui passe sur ces routes et de ce qu’il s’y passe6.

Les éléments décoratifs externes des blocs répétitifs doivent être strictement conventionnels et fonctionnels ; il est seulement accordé un espace de vie individuel suffisant à la charge de la personne qui pourra l’exprimer selon son désir en fonction des modèles destinées à la vente du concept d’intériorité : le cadre de vie7.

Les rares espaces qui retrouvent une fonctionnalité externe sont les lieux publics, mais, bien souvent, ils ne sont là que pour fragmenter l’aspect monolithique de la fonction répétitive des blocs. En conséquence, ils se définissent d’abord comme une utilité sociale plutôt qu’un désir véritable de repenser la fonction de [clôture] qu’ils génèrent fabriquant un impossible entre le [tout] et le [multiple]. Chacun est la séparation de l’autre, il faut trouver de nouveaux lieux qui puissent les unir, un espace de clôture public et vide [] où peuvent se nicher différentes propriétés closes sur elles-mêmes : [ [tout] [multiple] ] ou [ [] ], [ [] [] ], etc. Ce qui nous oblige à ne plus voir que les noms attribués : «tout», «multiple», et, leurs formes : «[ [] [] ]». L’un devenant l’ombre de l’autre, le support d’un modèle qui peut se substituer à l’autre. Cette substitution se transforme en un lieu abstrait, supports des échanges où pour chaque clôture il peut être établi une signification qui pourra servir de mise en relation à l’intérieur d’un enchaînement sur plusieurs niveaux de sens appliquant les relations soit aux noms, soit aux formes, mais, aussi, entre noms et formes.

Les formes s’apparentant à des concepts «extérieurs» plus constants, c’est à la variation de la «décoration intérieure», attribuée aux noms, lesquels se distribuent les relations signifiantes, que s’ouvre le monde de l’intimité et termine celui de l’individu par droit de clôture. Il introduit des propriétés qui le définissent. Curieuse représentation, mais c’est elle qui a forgé notre monde actuel, qui a façonné notre mode de perception et l’a orienté vers l’intériorité.

L’urbanisation a perpétué cela en adaptant au mieux un possible paysage fait de blocs, de chemins et d’arbres strictement alignés sur ces modèles entre éléments constants et variables. Les zones commerciales se retrouvent toutes en des lieux précis, des chaînes de restaurations se retrouvent dans toutes les villes, etc. Les jardins, lieux de ressources, réitèrent la même fonctionnalité afin de mieux intégrer psychologiquement une idéologie identique, un espace public qui accueille des espaces du vrai qui représentent des individus et leurs propriétés respectives : [ [ [ ] ] ]. Autrement dit, la réalité se positionne comme un substrat dont la propriété même est celle de l’invariance à l’instar des formes qui la subdivisent en éléments variables lesquels se distinguent les uns des autres tout en récupérant une expression suggérée de quelque autre chose. Le substrat se nourrit de nouvelles propriétés, convient à la transparence d’une autre réalité qui émerge entre ces formes et au-delà d’elles-mêmes : un schéma se découvre se substituant au substrat.

Dès lors toute la psychologie de l’individu sera redirigée vers l’aspect intérieur. Tout ce qui est hors de celui-ci clôture sa fonction même, sa fonction répétitive. L’espace de vie intérieur disposant de plusieurs présentations voit son invariance prendre la forme de la répétition de la représentation : le local habitable, la voiture qui se localise entre différents locaux, le local de travail, l’objet de consommation, les échanges, les zones commerciales, sportives, la famille et la sexualité comme ultimes royaumes de l’intimité représentée comme mode de vie : ce dernier étant la composition la plus proche du substrat. Celle-ci est le symbole de l’accomplissement des espaces de vie qui s’approprient ceux du vrai. Pourtant ils accumulent des vides entre eux, échappant à toute réalité, à tout schéma, spécifiques : [ [] [] [] ].

La société des blocs répétitifs a forgé l’information comme moyen d’expression extériorisé des relations intérieures parce qu’elle ne peut pas faire autrement que de créer un système d’échange technique capable de transcender les vides accumulés entre les formes cloisonnées qu’elle n’arrive plus à voir : friches, zones abandonnées, îles de béton, etc. Elle dispose de deux grands axes techniques : l’information et sa description car toutes deux doivent nous renseigner sur la complétude du monde réel.

Un domaine spécifié constitué de bribes

un domaine spécifié constitué de bribes [ [] [] [] [] ]

Si nous réfléchissons à ce que nous sommes en train de faire lorsque nous voulons savoir si une personne ou un animal possède une connaissance dans un domaine donné, nous découvrons que ce que nous cherchons à savoir est la vérification d’une action ou d’un comportement cohérent de la personne ou de l’animal dans ce domaine en posant implicitement ou explicitement une question en rapport à ce domaine. Si nous vérifions que ce comportement ou cette action (ou la description possible de l’action ou du comportement) donné.e.s comme réponse à notre question correspond ou est convaincant par rapport au domaine que nous avons spécifié avec notre question alors nous affirmons que l’animal ou la personne connaît. Si, au contraire, nous vérifions qu’un tel comportement ou action ne correspond pas ou n’est pas convaincant par rapport au domaine spécifié par la question alors nous affirmons que la personne ou l’animal ne connaît pas ce domaine. Bien sûr, nous appliquons le même critère lorsque nous affirmons que nous savons, et lorsque nous disons “Je sais” nous signifions “Je suis capable d’agir ou de me comporter d’une manière cohérente” avec le domaine spécifié. […] En conséquence, il y a nécessairement autant de domaines cognitifs différents qu’il y a de critères que l’observateur utilisera pour accepter un comportement comme cohérent. En conséquence de cela, chaque critère qu’un observateur utilisera pour accepter comme cohérent le comportement d’un autre organisme (humain ou pas) avec lequel il interagit spécifie un domaine cognitif dans le domaine de leurs interactions8.

Ainsi la connaissance, ce n’est jamais qu’un domaine spécifié à l’intérieur duquel l’humain va passer son temps à vérifier que le comportement ou les actions établies par un autre humain dans ce domaine ont un rapport au domaine spécifié, c’est-à-dire que le comportement ou l’action doivent se coordonner au domaine spécifié. Tout comportement ou action ne se coordonnant pas ne peut pas être assimilé à de la connaissance pour ce domaine spécifié.

Être dans une société du savoir vérifié mais se croire être dans une société de la connaissance. La vérification exige une société de l’information, une société qui fabrique des instruments de vérifications lesquels livreront une information sur les relations possibles entre les domaines spécifiés intérieurs et leurs apparences vérifiables extérieures. Personne ne sait comment transformer ces vérifications en connaissance alors se juxtaposent toutes les théories possibles y compris les plus farfelues, celles qui avilissent le monde comme celles qui l’embellissent.

Chacun, chacune devient un petit peu prophète mais sans pratiquer ces croyances ancestrales barbares, cela va de soi ! Comme tout savoir qui ne se connaît pas, qui ne se sait pas, tout, absolument tout, peut être dit pourvu qu’on l’enrobe d’une mince couche de connaissance, du moment que la réponse apportée à la question soit cohérente par rapport au domaine spécifié par la question. C’est là où le rôle de la vérification est primordial, elle sert à spécifier d’une manière extérieure, devenant une forme objective de persuasion idéale, le domaine à l’intérieur duquel question et réponse montrent une même cohérence.

Une société du savoir vérifié qui cherche une connaissance à l’intérieur d’un domaine est une société désemparée, elle ne peut se servir du savoir que comme propos, s’appuyer dessus pour étayer une ancienne thèse, ou alors essayer d’en échafauder une nouvelle, s’en servir pour stipuler telle ou telle conception un peu comme s’il était satisfaisant de trouver dans le suffixe du “logos” la raison suffisante de la vérification et donc sa connaissance d’un savoir qui se prétend fruit de celle-ci et lui ajouter le préfixe de la suffisance : «blablatologie» pour satisfaire l’illusion de la connaissance, l’illusion d’une forme cohérente qui existerait entre chaque élément9.

Pourtant… toute notre vie durant, tout ce que nous disons, écoutons, comprenons et voyons ne sont que des morceaux, des bribes que nous avons retenu de notre présence à la fois intérieure et extérieure au monde (à la fois cohérente et incohérente) et dont nous essayons de comprendre le sens alors qu’ils ne sont que des productions aléatoires, le plus souvent des collages entremêlés reconstituant une histoire qui ne correspond presque plus à l’expérience elle-même, le vécu. Nous passons notre temps à faire la guerre contre l’évidence : nous sommes incapables de nous saisir, de nous comprendre et de nous entendre comme un tout à la fois externe et interne. Parce que cela doit probablement être trop difficile, pour nous humains, alors nous choisissons un autre chemin qui nous semble un peu plus facile, celui qui détruit partiellement ou totalement le tout que nous sommes pour n’en retenir que des morceaux et qui doivent, eux, nous fournir un sens cohérent sur ce que nous sommes. Bref une vie constituée de bribes, de morceaux qu’il a fallu recoller dans cette cohérence bien plus vaste que sont le tout, le substrat, et, nous découvrons qu’il y a un vice de fabrication conceptuelle qui se cachait depuis belle lurette : il y a des vides qui empêchent le tout d’être complet10.

Comme une plongée dans le sens des mots, une quête qui, depuis la nuit des temps, essaye de fixer clairement toute chose apparue comme séparée de son tout. Se souvenir de bribes d’images, de sons, de concepts juxtaposés les uns aux autres et essayer d’en distinguer une forme précise qui puisse dire. Les comparer avec d’autres et tenter d’en faire un langage, une langue. Rien de probant ne sort alors le sens, pourtant clair, se dilate lui aussi, abandonne sa clarté pour devenir une expression aux sens multiples et là, là, enfin, il se dit quelque chose… Quelque chose qui peut parler à l’humain. Son domaine spécifié de prédilection : le support où s’inscrivent des écritures, il espère qu’elles viendront remplir ses propres vides.


  1. Ce signe graphique indique une forme récursive, la clôture de la clôture en quelque sorte, mais dans le but de fermer le sens.

  2. Voir Nam Shub, la production d’un système de sens

  3. Voir nam shub, comment parle un langage ?

  4. Voir l’article 2 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

  5. Voir l’article 4 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

  6. Voir nam shub, information et communication

  7. Voir Le passage de l’individu à la niche sociale, de la série «les pouvoirs de l’O».

  8. Humberto Maturana, «reality : the search for objectivity or the quest for a compelling argument». Traduction personnelle approximative.

  9. D’où mon «expertise en blablatologie» déclarée sur ce même site !

  10. Voir Draperies, de la série «l’entre-mondes des reflets».